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Critique de HordeDuContrevent


Un chef d'oeuvre qui rejoint les livres à emporter sur mon île déserte. Un 5 étoiles qui en vaut bien plus. Une nuée d'étoiles qui scintille encore en moi, illuminant mon coeur, réchauffant mon âme, constellant le panthéon de mes lectures. J'ai été, je suis émerveillée par ce livre. Un certain Bison ici présent parle de livre post-apocalyptique poétique. C'est exactement ça, avec l'ingrédient du Nature Writing en supplément. Et quel supplément !

Une pandémie a éteint quasiment toute l'espèce humaine et de nombreuses espèces animales. Presque la fin du monde. Depuis près de dix ans, Hig et son chien Jasper survivent dans le Colorado auprès d'un ancien aéroport, avec pour unique voisin Bangley, un taré de la gâchette. La règle de base, édictée tel un mantra, est simple et conditionne toute leur façon de vivre : tuer ou être tué. de son ancienne vie, il reste à Hig ses souvenirs, ceux surtout de sa femme Melissa, il lui reste son chien et son vieil avion avec lequel il survole le territoire afin de surveiller d'éventuels rôdeurs, survivants dangereux pour les deux hommes qui disposent en effet de réserves d'essence, d'électricité, disponibles et gratuits. Jusqu'à ce que... Qui disposent d'armes, d'un potager, de réserves de bois, de viandes et de poissons, autarcie d'un relatif confort, fruit d'une rigoureuse organisation, ainsi que de chasse et de pêche dans la nature environnante. Hig, au grand désespoir de Bangley, aide aussi des familles qui ont contracté la maladie du sang. Hig aussi rêveur, empathique, humain que Bangley est taciturne, sauvage, violent, tel un poisson dans l'eau en mode survival avec son rire plein de graviers. Hig le sensoriel, Bangley l'efficace pragmatique. L'esprit et le corps. Les deux conditions par la survie. Cette survie qui se résume par manger, dormir, protéger son périmètre et le défendre, prendre des nouvelles des arbres et des rivières, prendre le pouls du vent. Rien d'autre. Ou presque...

La voix du récit est celle de Hig, qui se sent le besoin de raconter, « Comme pour animer la plus profonde beauté qui serait figée dans une immobilité mortelle. Insuffler de la vie par le récit ».

Je vous vois déjà murmurer que ce scénario n'a rien, mais rien de bien original, que cette situation post-apo a été maintes et maintes fois explorée. C'est vrai. Mais le génie de Peter Heller se niche ailleurs. Dans les interstices. Dans le contenant. Il enrobe cette histoire d'une poésie sublime et colmate les silences de beautés inoubliables. Poésie et beauté. Jusqu'aux larmes. Larmes jaspérienne pour celles et ceux qui ont lu le livre.

Pour vous en convaincre, voyez le paysage qui se déroule sous nos yeux lors d'une expédition en avion de Hig : « ce que j'aime le plus et ce depuis mon premier vol de préparation, c'est l'ordre, le sentiment que tout est à sa place. Les fermes sur leurs parcelles carrées, les croisements à angles droits des routes de campagne indiquant les points cardinaux, les brise-vent projetant des ombres allongées vers l'ouest au matin, les balles de foin rondes et le bétail éparpillé et les chevaux aussi parfaits dans leur disposition qu'une pluie d'étoiles, leur robe qui accroche ce même soleil rougeoyant, les pick-up dans les cours, les rangées de mobile homes garés en épi, les lotissements dont les pavillons répètent les motifs anguleux des toitures éclairées de biais, le diamant des terrains de baseball et l'ovale des pistes de kart, et les casses, aussi, les lignes irrégulières de voitures rouillées et les tas de ferrailles aussi incontournables et charmants que les peupliers de Virginie suivant le tracé des rivières et lançant leurs propres ombres distendues. le panache blanc par la cheminée d'une centrale électrique poussé vers l'est par le vent matinal, aussi pur que du coton lavé. C'était au temps passé. de là-haut, il n'y avait plus misère ni souffrance ni conflits, simplement des motifs et la perfection. le calme éternel d'un paysage peint ».

Peter Heller dépeint à merveille la nostalgie ressentie pour la vie d'avant, cette vie où on ne se rendait pas compte, malgré les alarmes récurrentes, de l'impact de nos choix, de l'importance de nos vies, si fragiles, de cette course à la compétitivité remettant sans cesse au lendemain les actions à mener pour faire changer les choses. Il nous fait ressentir de façon poignante la solitude, l'incommensurable solitude de ces deux hommes dans une nature elle aussi impactée mais qui reste grandiose et magnifique sous sa plume. Il nous raconte les rapports entre Hig et son chien, Jasper. Je n'ai pas souvenir de lectures où le rapport entre l'homme et son animal soit aussi beau et poignant. Et la pêche, la pêche, plus qu'un passe-temps, une passion voire un refuge, est expliquée avec un tel amour que j'ai eu des envies de longues cuissardes en plastique, d'odeur légèrement saumâtre d'eau courante et cristalline dans lesquelles les pierres froides prennent des teintes bleu-vert, de résineux et d'épicéas, pour moi aussi lancer ma ligne et titiller truites et carpes.

« Une truite pouvait voir la plus petite mouche à la surface même dans la nuit la plus noire. le ciel était toujours lumineux, lumineux pour une truite qui voyait l'insecte ressortir dessus. J'adorais attraper des poissons dans le noir. Ce n'était souvent qu'un son sur un étang calme, un blip, suivi d'une légère éclaboussure et la ligne tendue. J'adorais ça ».

Ce livre est une ode fantastique à la nature, à la vie, à l'humanité, à la résilience où même dans cette situation extrême la possibilité du bonheur est là, présente, balbutiante sous forme de petits bonheurs quotidiens comme mettre les pieds dans l'eau glacée, voire d'un bonheur profond qui nous transcende malgré la situation, la possibilité d'un bonheur cosmique qui nous dépasse.

« J'écoutais la rivière, puis le vent et je l'observais qui faisait se mouvoir les grosses branches sombres. La surface noire d'un petit trou d'eau en contrebas, poudrée de pollen vert. Les racines d'un arbre à nu au-delà de la berge serpentaient sur l'eau et entre elles, de vieilles toiles d'araignée flottaient dans le vent et leurs fils scintillaient au rythme des souffles d'air ».

« Je me suis éloigné du potager tout neuf pour regarder le soleil toucher les montagnes, rougir la terre bêchée et les filets d'eau, et je peux affirmer qu'il y avait dans ce tableau quelque chose d'émouvant qui ressemblait à de la joie ».

Ce roman nous fait réfléchir sur notre façon d'appréhender le monde actuel, sur nos valeurs, sur le sens de nos vies. Il éveille notre conscience en nous proposant un avenir possible si jamais nous ne changeons pas nos habitudes aujourd'hui, le tout sans aucune leçon de morale. Il nous montre l'importance d'une vie harmonieuse en société, la place et le rôle de chacun d'entre nous au sein du collectif.

Quant à l'écriture, vous le pressentez dans les extraits choisis, elle est non seulement sublime mais également subtile. le rythme est rapide, percutant, parfois sans verbe, phrases tronquées pour coller à la situation lors de situations de danger, lors de sentiments de désespoir ; comme il se fait lent et profond, précis, lors de descriptions poétiques, belles à couper le souffle ou de sentiments profonds et méditatifs. Peter Heller a toujours le ton juste, ni grandiloquent, ni ennuyeux.

« Plus jeune que. Ou pas. Plus mince. Cheveux blancs. Tanné comme du cuir de chaussure. Des rides. Des lignes profondes qui lui strient les joues. Des rides d'expression. Des pattes-d'oie aux coins des yeux, aux coins extérieurs. Les yeux gris qui étincellent. Habitués à renvoyer ses étincelles au soleil. Ça déconne pas. le moindre mouvement preste et assuré ».

Ce livre m'a à la fois réchauffé tant les messages humanistes sont puissants, percutants et beaux et en même temps m'a bouleversée, m'a fendu l'âme tant la vision proposée est glaçante tout en étant hélas terriblement réaliste. Oui, peut-être nous poserons nous un jour nous aussi, quelques-uns de nous ou de nos enfants, ces questions :

« Qu'est-ce qui manque le plus ? La foule babillante et sans visage, la célébrité, les fêtes, l'explosion des flashs ? Les amants, la gaieté, le champagne ? La solitude taillée dans la célébrité, l'étude des cartes à la lumière d'une unique lampe sur un vaste bureau dans un hôtel vénérable ? le room service, le café avant l'aube ? La compagnie d'un ami, de deux ? le choix : Tout ou rien ? Un peu ou rien ? Maintenant, pas maintenant, peut-être plus tard ? ».


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