"-Un homme seul ne survit pas dans la montagne...
...- Je ne suis pas un homme."
La Besseyre-Saint-Mary ne compte qu'une centaine d'habitants, tous cultivateurs ou éleveurs à l'exception du cabaretier, du sabotier, du curé. Des hommes et des femmes durs à la peine et au mal, peu causeurs, aux colères brutales et aux rancoeurs tenaces.
"Manger, boire ensemble, c'est partager la solitude."
Les vieilles légendes transmises par les ancêtres au coin de l'âtre lors des veillées construisent un monde fantastique qui envoûte les petits enfants leur vie durant. Au monde du soleil s'oppose celui de la lune, au royaume de Dieu celui du Diable, au visible, au palpable l'invisible, le nébuleux.
La forêt avec ses gorges, ses grottes, ses abris, ses amas de rocs, il la connaît par coeur. Il y est chez lui plus que dans la maison de son père.
En mai, on a enterré dix cadavres. Dans les cimetières, les herbes folles poussent entre les tombes, sur la terre fraîchement remuée. La cloche funèbre qui sonne au loin procure à Antoine une sorte d'ivresse. Face à la vallée, il lui arrive de hurler comme un loup.
C'est ce qu'il veut, aller jusqu'au bout, pour une fois dans sa vie ne pas subir, mais dominer. Il ne descend pas vers un abîme, il monte vers un sommet.
Nul au village n'ignore que l'automne est proche. La lumière et les feuilles se font rousses, aux pâturages les troupeaux attendent de regagner les étables. Dès la fin du mois d'octobre on rentre boeufs, moutons et porcs, on calfeutre portes et fenêtres, on amoncelle le bois dans les bûchers, on compte et recompte les tonneaux de viande salée, de lard, les sacs de pois et de haricots secs. L'hiver s'impose vite en Gévaudan avec ses vents aigres, son froid mordant, ses nuages lourds annonciateurs de neige, le hurlement des loups qui se regroupent.
Pour confectionner les balles des fusils de chasse, les hommes fondent du plomb et enferment la poudre dans des carrés de papier. Les enfants cueillent des baies, des simples, des herbes curatives qui sécheront au coin de l'âtre, les femmes sarclent choux et raves dans les potagers. Pendant cinq mois il faudra vivre en autarcie, même quand la nécessité forcera quelques téméraires à s'aventurer sur les layons forestiers, les sentiers traversant les landes où le silence glace le sang. Le plus grand péril n'est pas les loups, on est en leur compagnie depuis la nuit des temps, on sait quand la faim les pousse à rôder près des villages ; on n'ignore pas non plus qu'un bâton, un chien de berger les font fuir. En cette fin du XVIIIe siècle, chassés, traqués, ils ne constituent plus comme autrefois de bandes imposantes. Dans les pâturages, les loups n'en veulent pas aux bergères mais à leurs moutons, leurs gorets, leurs veaux, dont ils détectent la présence à plus d'une lieue alentour. Non, ce que craignent les paysans, c'est le Diable, les esprits mauvais, les hôtes des ténèbres.
Même au coeur de l'hiver, les habitants de La Besseyre-Saint-Mary et des environs se glissent dans l'antre du père Chastel pour acheter ses amulettes protectrices, les malades pour en obtenir des herbes curatives, les estropiés pour qu'il remette en place une épaule ou un genou démis, pose une attelle sur un membre brisé. On le respecte, il fait peur aussi. Parce qu'il cause peu, ne demande jamais de service à personne, on l'appelle le Masque. Ses deux fils lui ressemblent. Depuis la mort de leur mère, le cadet, Antoine, devenu garde forestier, se fait de plus en plus sauvage. Au cabaret il avale sans dire mot un gobelet ou deux d'eau-de-vie ; sa barbe, ses cheveux hirsutes tiennent les autres à distance. L'aîné, Pierre, cultive les terres du père. Plus civil, il bavarde parfois avec les garçons de son âge. On le voit même échanger quelques mots avec des filles. Ni sorcier comme Jean ni farouche comme Antoine, il est cependant différent. Son regard, le ton de sa voix peut-être, l'impression qu'il donne de garder des secrets.
"Le danger est la clé du plaisir".
Un louvetier remarquable, monsieur d’Enneval d’Alençon, succède à Duhamel. Les paysans reçoivent la promesse qu’avant la fin de l’hiver, le Gévaudan sera débarrassé du monstre. Accompagné de son fils et de six chiens limiers, d’Enneval prend son temps. Avant de courir la lande et les bois, il veut causer avec les paysans, interroger les rescapés. On lui parle d’une bête grande comme un veau, au poil roussâtre, rayée de brun sur l’échine, avec des oreilles courtes, une longue queue très mobile, de puissantes mâchoires, des yeux méchants. Elle est d’une grande agilité, d’une surprenante intelligence.
Chapitre 7