« Bolona c'est mon histoire. L'histoire d'une jeune féministe française à la poursuite de ses rêves de justice et d'égalité pour toutes, partout, tout le temps. Cette année-là j'ai poussé mes idéaux à leur paroxysme. Estimant qu'aucune frontière ni aucune loi ne devaient empêcher la solidarité entre les femmes, j'ai bravé les interdits pour en faire moi-même la manifestation. Émue par le sort d'une Tunisienne emprisonnée pour avoir défendu la liberté des femmes, j'ai été à mon tour enfermée pour avoir défendu la sienne. J'appartenais à l'époque à un célèbre groupe féministe d'origine ukrainienne dont l'impertinence et les coups de poing agitaient l'opinion publique et les médias du monde entier. C'est donc seins nus, le poing levé et les cheveux sertis de fleurs que j'ai manifesté mon soutien à la jeune prisonnière, en pleine heure de pointe devant le palais de justice de Tunis. Je connaissais les risques, je les ai acceptés, et j'en ai payé le prix, en passant un mois derrière les grilles de la Manouba. »
C'est à la toute fin du récit que
Pauline Hillier, ancienne Femen, porte ce témoignage, cette ultime et généreuse parole par laquelle j'ai voulu introduire mon billet.
Je suis donc entré dans les pas de la narratrice, j'ai poussé les portes de la Manouba, une prison pour femmes dans le coeur de Tunis. Je suis entré dans cet enfermement, la crasse, la puanteur, les fouilles au corps, les humiliations dès les premiers instants, l'horreur de la réclusion, la promiscuité, l'étouffement, c'est un nouvel ordre du monde qui siège entre ces murs épais avec des règles autant édictées par les gardiennes féroces comme des hyènes que par les codétenues qui ne sont prêtes à faire de cadeaux à personne, et surtout pas à une étrangère…
Sans sas de décompression, la narratrice se retrouve du jour au lendemain plongée en immersion dans une cellule où elles sont
vingt-huit codétenues.
Elle va partager durant un mois leur quotidien et leurs secrets.
Dès les premières heures, cette prison ressemble aux entrailles d'un monde intemporel, hors du réel.
Pourtant, pourtant, quelque chose va se passer, une histoire née de l'injustice et de l'inacceptable.
Les Contemplées est une histoire de sororité et d'apprivoisement.
Un jour, la narratrice saisit la main d'une de ses voisines de cellule et commence à lui lire ses lignes de vie. Mais à quoi ressemble la ligne de vie d'un destin brisé, cassé par des lois plus fortes que celle de la vie ? Des lois faites par les hommes et pour les hommes, où des femmes ont si peu de place pour ne pas dire aucune place. Je ne vous parle pas ici d'une Tunisie médiévale, mais bien contemporaine puisque cela se passe en 2013.
Elles sont tueuses, voleuses, prostituées, victimes le plus souvent d'erreurs judiciaires… Être tueuse, c'est parfois aussi se délivrer du joug d'un prédateur, c'est parfois l'ultime geste pour protéger un enfant, c'est se dire plus jamais ça, c'est saisir un couteau dans la cuisine un soir et éventrer celui qui fait mal, le tortionnaire autorisé à le faire, c'est se dire que l'on va finir sa vie dans une prison comme la Manouba, c'est le savoir par avance ou peut-être pas du tout, mais qu'importe ! C'est toujours mieux que de subir les sempiternels coups d'un geôlier, d'un tortionnaire à domicile. D'autres sont prostituées et n'ont pas d'autres choix pour tenir debout, tandis que les policiers et les juges préfèrent les incriminer, elles plutôt que les hommes bien-pensants de cette société tunisienne qui vont leur rendre visite pour distraire la monotonie de leur vie conjugale.
Plus qu'un roman autobiographique,
Les Contemplées est une ode aux soeurs emmurées. Elles s'appellent Hafida, Fuite, Saïda, Fazia, La Cabrane, Boutheina la doyenne, Chafia qui vit sa vie de chat…
Elle la narratrice, on la nomme désormais Bolona…
Leurs vies ont basculé de l'autre côté du paysage, elles n'ont peut-être plus désormais l'espace pour déployer leurs ailes, ici elles ne reçoivent plus les coups d'un homme qui a le droit de battre sa femme sans qu'on lui en tienne grief. Elles appartiennent pourtant à jamais à l'espace du dehors qu'elles réinventent dans des chants, dans des rêves, dans des caresses, elles sont enfermées, sont dedans contre-nature.
Alors la narratrice accueille chacune de leurs histoires comme une confidence, comme une offrande, une caresse, un poids qui peut délivrer un coeur.
Parfois certaines d'entre elles accumulent tout comme un zèle effréné du destin : l'erreur judiciaire, le délit de faciès, le coup monté, l'incompétence d'un policier ou d'un juge, le machisme, le racisme, le mépris de classe ou l'abus de pouvoir… On pourrait résumer cela en un seul mot : la fatalité. Non, j'ironise bien sûr, mais hélas c'est bien la vérité, c'est ce qui se passe dans la vraie vie là-bas.
Dans ces amitiés qui se nouent, il y a malgré tout de la joie, de la tendresse, de l'humour aussi quand l'une d'entre elles évoque comme seule justification de sa présence ici la magie noire dirigée contre elle…
Il y a une lumière qui porte ce récit, se faufile dans ses pages, nous prend par la main.
Quelque chose d'une portée universelle se terre dans les mots de ce livre d'une formidable et vibrante humanité. Ce livre est une déflagration qui m'a secoué, chaviré. Qui plus est, l'écriture de
Pauline Hillier est magnifique, éblouissante, d'une formidable vibration.
Si le féminisme est un combat, il devrait ressembler, selon moi, à ce côté guerrier que porte en elle
Pauline Hillier, dans ses actes et dans sa manière d'écrire.
Ce qui force ici le respect, c'est cette solidarité en prison plus forte que tout, qui emporte tout, cette solidarité de ces femmes qui survivent et luttent pour garder intacte leur dignité bafouée.
Ce sont des femmes qui ont pour seul reproche d'avoir trébuché, rêvant un seul instant d'échapper à la trajectoire inexorable écrite par avance pour elles.
Les Contemplations de
Victor Hugo est le seul livre que la narratrice a pu faire entrer dans la prison. Elle n'a rien pour écrire à part un crayon et ce recueil de poèmes de
Victor Hugo, alors elle va écrire ce qu'elle vit, ce qu'elle ressent, dans les marges de ce livre, des mots les siens, adossés à ceux du grand écrivain, qu'elle lisait pour elle, aux autres aussi, pour tenir debout et survivre parmi la crasse, la puanteur, l'enfermement.
Un mois c'est peu, c'est long, écrit-elle plus tard. C'est un grain de sable parmi celles qu'elle a quittées, ses soeurs à jamais, celles qui ont vingt ans et qui finiront leur vie entre ces quatre murs. C'est insupportable de le savoir, de l'imaginer un seul instant. Pour les plus âgées, le constat est aussi effroyable. Elles mourront ici.
De ce mois d'incarcération, je suis prêt à croire que
Pauline Hillier n'en est pas ressortie indemne.
Alors je comprends les rêves guerriers de cette rebelle que celle-ci est, j'ai compris ce rêve qui palpite en elle comme un coeur dans les douleurs sourdes, étouffées et d'où peut-être jaillira la révolte flamboyante qui renversera le monde, où des femmes, à Kaboul, à Téhéran, ici ou ailleurs, pourront enlever effrontément leur tchador et faire un doigt d'honneur bien profond à leurs geôliers légitimes sans qu'on les poursuive pour les lapider en place publique…
Pauline Hillier a mis dix ans avant d'écrire ce récit.
Ce soir je pense aux femmes de la Manouba, aux prisonnières, à toutes les prisonnières des autres prisons de la terre qui ressemblent à cette prison-ci, aux rejetées, aux effacées, qu'elles soient innocentes ou coupables de leurs crimes je m'en fous, peu importe puisqu'elles n'auront jamais droit à la justice, ce soir je pense à elles.