L'île des rêves est un roman étrange, original, assez envoûtant. L'auteur raconte cette histoire à la troisième personne, l'histoire de Monsieur
Sakai. Cet homme veuf qui doit avoir la cinquantaine, vit à Tokyo, dont il adore la modernité de béton, métal et verre des buildings qu'il a contribué à ériger. En effet il travaille dans une des entreprises de BTP de la mégalopole. C'est sa fierté. Mais un jour il s'éloigne un peu du centre pour explorer la baie, avec ses terre-pleins, ses remblais qui ne cessent de s'étendre, pour accueillir les déchets de la ville. Un jour qu'il s'attarde, une moto manque de le renverser. Surprise, la chauffarde est une jeune femme. Quelques temps plus tard, sur les mêmes lieux, il est témoin de la lourd chute à pleine vitesse d'un motard au sein d'un groupe qui ne s'attarde pas. Venant à son secours, il se trouve que c'est elle. Plus de peur que de mal…Mais elle se volatilise de l'hôpital. Il la cherche, et pousse la porte d'un hangar désaffecté dans la baie, où il découvre une femme artiste, qui expose des mannequins dans différents lieux en ville, il a déjà eu l'occasion de la voir. Or cette femme-aux-mannequins ressemble à la femme-à-la-moto…bizarre, elle semble la connaître, mais ne nie ni ne confirme vraiment être apparentée. Elle le met en garde, il vaut mieux qu'il ne cherche pas à revoir cette femme. Pourtant, il est déjà poussé irrésistiblement à retrouver cette femme, et en effet tout naturellement il la recroise avec sa moto. Elle est avec un adolescent, son petit frère ? Elle non plus ne nie ni confirme leur lien familial. Ils vont explorer tous les trois les terre-pleins, arpentant les bras de mer en canot pneumatique, dormant à la belle étoile, au milieu d'une végétation luxuriante et un paysage mouvant, comme se transformant sans cesse, habité par une faune de serpents et surtout d'oiseaux, mouettes et hérons et leurs criaillements presque inquiétants…
Sakai peu à peu est attiré comme un aimant, par cette femme-à-la-moto, par ces paysages étranges comme échappés d'un rêve, qui mêlent la nature la plus sauvage et poétique à la pollution recrachée par le ventre de ce monstre que devient Tokyo…
Sakai perd peu à peu pied avec la réalité, et à l'occasion d'une nouvelle visite à la femme-aux-mannequins, elle semble lui prédire un sombre destin…
J'ai trouvé ce livre marquant, tellement on sent le héros sous l'emprise d'une puissance magnétique qui l'attire vers ce monde mystérieux, où la nature est reine, digérant les ordures pour en restituer une sorte de beauté étrange et, étonnamment, de paradis écologique luxuriant pour la faune et la flore.
Sakai en perd peu à peu les certitudes qui ont guidé toute sa vie, le développement urbain à outrance, celui qui ravage tout, peut-être bien pour sonner un jour la fin de Tokyo, cette pieuvre tentaculaire, que le petit garçon annonce tel un prophète de malheur. Il s'abandonne, au choix du lecteur, à une prise de conscience radicale et réaliste du règne souverain de la nature, ou à un rêve total qui le dépouille de lui-même et de son âme et le tient prisonnier de ces deux envoûteuses que sont les femme-à-la-moto et la femme-aux-mannequins, qui peut-être ne font qu'une ?
L'Ile des rêves est le seul roman, aux belles qualités de style, publié en français de
Keizo Hino. Décédé il y a une vingtaine d'années, il mériterait d'être davantage publié, quand on pense que plusieurs de ses autres romans ont reçu les plus grandes récompenses littéraires nippones. Peut-être les excellentes éditions Philippe Picquier pourraient-elles poursuivre ce travail ?