AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Tiephaine


Suite à l'invitation quelque peu péremptoire d'un précédent commentateur, je me suis décidé à livrer une véritable critique de ce Leviathan, ne consistant pas en un monoligne à la gloire d'un livre que bien peu de gens (voire personne) lisent jusqu'au bout et que bien moins encore comprennent.

Avant d'aborder la lecture du Leviathan de Thomas Hobbes, il est utile de préciser deux-trois choses;
1°) C'est un ouvrage qui ne s'aborde pas à la légère. Ecrit par un érudit à destination d'érudits, il vous faudra savoir au minimum à quoi renvoient les notions de Droit Naturel, de Souveraineté, de Peuple, de propriété, de Bien Commun et d'Etat, et de contrat/pacte. Sans ces bases, et leur contexte historique, c'est à dire que vous sachiez qui sont Grotius, Machiavel, Plotin, Thomas d'Aquin, etc... vous ne passerez pas les dix premières pages de l'ouvrage.
2°) La lecture du de Cive (Du Citoyen, en version française) du même auteur est presque impérative avant d'aborder Leviathan: il s'agit autant d'une introduction que d'une approche et d'une base à cette oeuvre majeure de science juridique et politique.
3°) Croire que l'on peut critiquer Hobbes parce que l'on a lu Rousseau (et en particulier son du Contrat Social, lorsqu'on oublie l'incontournable Discours sur l'Origine et le Fondement des Inégalités Parmi les Hommes!), c'est faire l'aveu d'une malhonnêteté intellectuelle crasse. Rousseau s'est indéniablement "inspiré" de Hobbes (c'est à dire qu'il n'a pas hésité à lui pomper ses idées pour les prétendre siennes), sans pour autant parvenir à atteindre l'ampleur de l'oeuvre de Hobbes. Disons, au mieux, que Rousseau était français et voulait écrire pour un système français, quand Hobbes était anglais et destinait son ouvrage à l'Angleterre.

Ces précisions passées, il est temps d'aborder enfin le Leviathan de Hobbes.

Divisé en quatre grandes parties consacrées tour à tour à l'Homme (Nature humaine, Etat de Nature, Droit Naturel), au Bien Commun (ou Commonwealth, c'est à dire la forme que prend l'Etat), au Bien Commun Chrétien (il s'agit là de débattre sur la Bible et les pères de l'Eglise, et leur apport à l'organisation d'une société humaine prenant la forme d'un Etat), et au Royaume des Ténèbres (consacrée aux menteurs, aux manipulateurs, à l'ignorance...).

Chacune de ces 4 parties fait appel à des connaissances qu'il n'est plus forcément aisé d'avoir aujourd'hui, car notre société et celle de Hobbes n'ont plus les mêmes préoccupation. Cela donne un texte forcément daté, et qui n'a donc rien d'incontournable pour quiconque étudie les Sciences Politiques (une note de lecture fait parfaitement l'affaire, sauf s'il s'agit de faire de l'Histoire des Sciences Politiques...Désolé pour mes camarades, vous devrez passer par là), dès lors qu'on a étudié un minimum Rawls, David Gauthier, Philip Pettit, Emmanuel Todd etc...

Dans la première partie, Hobbes commence par aller à l'encontre de la théorie de Grotius, en postulant une absence de société, et donc une absence de droits naturels, où égoïsme, violence, méchanceté et anarchie règnent en maîtres (la "Guerre de tous contre tous", tirée du de Cive). C'est parce que les hommes ont le désir d'assurer leur sécurité qu'ils se regroupent et forment des sociétés qui sont plus à même de les défendre. de ces proto-sociétés naissent les premiers droits, "naturels", mais uniquement parce que l'homme renonce à certains comportements et modère donc sa liberté (abandon du "droit" de tuer autrui, d'exercer une contrainte...). le Pacte social naît donc de cette recherche de la sécurité, et induit l'apparition d'une autorité supérieure à l'individu, que l'on peut assimiler à un Gouvernement, décrit dans la deuxième partie, qu'il aborde non sans avoir décrit les Lois Naturelles (au nombre de 17).

Cette deuxième partie, consacrée au Bien-Commun (Folio a choisi de traduire "Common Wealth" par "Etat". Je ne partage pas ce raccourci qui ôte toute sa nuance au propos de Hobbes) en identifie trois types: aristocratie, démocratie, et monarchie, et donne les règles de succession (c'est à dire de désignation du gouvernant/souverain suivant) qui y sont afférentes, puis pose douze grandes règles générales de Gouvernement (pas de rébellion, abandon de la souveraineté individuelle au profit de la souveraineté générale (ou Bien Commun), les minorités doivent accepter la volonté de la majorité, etc.). Comme Montesquieu, Hobbes rejette la séparation des pouvoirs (oui, Montesquieu rejetait celle-ci, et ne l'a décrite que pour mieux la descendre en flammes), et surtout, Hobbes milite ici en faveur de la Censure de la Presse (contrairement à ce que fera John Milton) et en faveur de la limitation de la Liberté d'Expression.
C'est notamment par ce genre de prises de positions que l'on comprend que Hobbes N'EST PAS incontournable dans l'étude des sciences politiques actuelles, même si son oeuvre n'est pas sans rappeler une certaine conception néo-conservatrice de la société et des rôles des citoyens (beaucoup plus inspirée par Carl Schmitt, Huntington, Kissinger et autres).

La troisième partie se consacre à l'étude du Bien Commun Chrétien (là encore, Folio a préféré l'emploi du raccourci "Etat Chrétien", que je déplore pour les raisons déjà citées). Il s'agit surtout ici de préciser pourquoi le Pouvoir Spirituel doit être inféodé au Pouvoir Temporel, et pourquoi la Bible ne peut en aucun cas être supérieure au Droit Civil. En particulier, Hobbes explique qu'il suffirait à n'importe quel individu de prétendre avoir eu une Révélation pour contester la souveraineté et remettre ainsi en question le Bien Commun (c'est à dire, d'aboutir à un véritable Chaos), si l'on considère que les Ecritures sont supérieures à la Loi. Il décrit ensuite les mécanismes d'intégration de l'un dans l'autre, et les rapports de sujétion qu'il se doivent d'entretenir.
Cette partie est tout simplement incompréhensible si elle n'est pas replacée dans le contexte historique qui agitait l'Angleterre d'alors. Les temps sont à la remise en question de l'autorité divine et surtout à la Guerre Civile, et les délires religieux sont fréquents (les puritains sont les plus connus, même s'il y a énormément de fantasmes à leur sujet).

Enfin, la quatrième partie, la plus brève de toutes, s'emploie à dénoncer les mécanismes obscurantistes que Hobbes perçoit à son époque. Les Ténèbres de Hobbes désignent ce qui va à l'encontre du Bien Commun, comme la manipulation des masses à des fins personnelles (que cela soit sur des bases religieuses (Islamisme radical), des bases historiques (Extrême Droite et Fascismes), des philosophies erronées (Bolchévisme, Stalinisme, Soviétisme, Capitalisme d'accumulation, Ultra-libéralisme économique...), ou la volonté de maintenir les populations dans l'ignorance (totalitarismes), etc.


Si globalement, l'ouvrage reste pertinent à notre époque, certaines parties et conceptions sont datées et désormais totalement hors de propos, voire dangereuses pour nos démocraties. La pensée de Thomas Hobbes a très certainement largement influencé la politique étatique anglo-saxonne, et par ricochet (grâce ou à cause de Rousseau et de certains autres révolutionnaires), la politique française. Les conceptions napoléoniennes de l'Etat ne sont pas sans rappeler, dans une certaine mesure, ce que présente Hobbes, de même que certains aspects de la IIIe République.
Pourtant, 350 ans plus tard, force est de constater que l'héritage de Hobbes (et de Locke, de Rousseau, de Montesquieu...) n'est pas aussi important ni prégnant qu'on pourrait le penser, au vu du mythe que peut représenter cet ouvrage.

D'abord, sa lecture est longue et rébarbative (911 pages sur l'édition Folio Essais, auxquelles s'ajoutent encore une introduction de 50 pages, et une petite trentaine de pages d'annexes historiques, bibliographiques et biographiques), et fait appel à des notions qui ne sont guère plus usitées aujourd'hui (exit le Droit Naturel, que l'on a remplacé par les Libertés Fondamentales, par exemple).

Ensuite, et surtout, Hobbes est un précurseur, dans la lignée de Grotius (et Jean Bodin, en ce qui concerne la France), c'est à dire que sa pensée a été mise à l'épreuve et corrigée par d'autres philosophes après lui. A ce titre, et pour rester dans le thème juridique, cet ouvrage a autant de pertinence pour l'étude des sciences politiques que l'étude du Code Justinien pour l'étude du Droit Civil: on peut totalement s'en passer. Elle reste intéressante (et pertinente) dans le cadre d'une perspective historique de la discipline, mais ne saurait en aucun cas dispenser de l'étude des ouvrages contemporains, beaucoup plus en phase avec notre époque que ne peut l'être Thomas Hobbes, même si la problématique de l'articulation Droits Individuels / Sécurité reste très présente au coeur de nos démocraties occidentales et n'est toujours pas résolue...

Leviathan fait donc partie de ces classiques que tout le monde fait semblant d'avoir lu, dont tout le monde prétend que sa lecture est "indispensable", mais dont la "magie" ne résiste pas à l'étude ni à la critique.
Et s'il était utile de le préciser, Leviathan n'a aucun intérêt si l'on ne prend pas la peine de lire auparavant le de Cive (Du Citoyen) du même auteur, et si l'on n'étudie pas de façon universitaire les sciences politiques.
Commenter  J’apprécie          357



Ont apprécié cette critique (22)voir plus




{* *}