"Je présume que nous avons pas mal changé tous les deux, dit-il, en s'efforçant de prendre un ton badin. Mais ça n'a pas d'importance. Nous sommes restés les mêmes au dedans. Le temps ne change rien à ça".
Une femme mariée doit porter une alliance. Les gens regardent tes mains, ici, pour savoir qui tu es.
Il vaut mieux abréger les adieux. Les femmes, il faut toujours qu’elles pleurent et qu’elles en fassent tout un drame. Montre-toi fort, et tu feras un bon soldat.
Le garçon était tout pour elle. Petit et turbulent, il avait l'allure effarouchée d'une créature sauvage surprise en terrain découvert. Dans son corps d'enfant, dans son regard vif, palpitait le coeur obscur de tous ceux qui avaient été perdus et retrouvés, tous ceux qui n'avaient jamais été oubliés. Elle l'aimait avec cette force implacable qui fait jaillir les forêts des profondeurs de la terre et craignait pourtant que cela ne suffise pas pour le garder. Alors elle l'emmenait en Angleterre, déterminée à ce que Janusz l'aime aussi et qu'il le protège.
Sur la liste d'embarquement, elle était inscrite sous le nom de Silvana Nowak. Vingt-sept ans. Mariée. Mère d'un garçon de sept ans, Aurek Josef.
«Quelle est votre profession ?» lui demanda le soldat, en vérifiant les papiers d'identité qu'elle lui tendait.
Elle regarda les documents posés sur le bureau et vit des feuilles couvertes de noms, chacun suivi de la mention «femme au foyer» ou «domestique».
Derrière elle, des centaines d'autres femmes, pareillement vêtues d'habits distribués par les bonnes oeuvres, attendaient en silence avec leurs enfants. Au-dessus de la tête du militaire, un panneau rappelait en différentes langues, dont le polonais, le règlement de bord : Tous les draps et les couvertures demeurent la propriété du bateau. Tous les articles volés seront confisqués.
Silvana resserra son étreinte autour de son fils. Le soldat lui lança un rapide coup d'oeil, puis replongea aussitôt le nez dans ses papiers. Elle comprit qu'il était gêné de voir une femme aussi négligée, un enfant aussi agité. Elle porta une main à son foulard, s'assura qu'il était bien en place, et appliqua fermement l'autre dans le dos d'Aurek pour le forcer à se redresser.
«Profession ?
- Survivante», murmura-t-elle - ce fut le premier mot qui lui vint à l'esprit.
Sans lever les yeux, le soldat brandit son stylo. «Femme au foyer ou domestique ?
-Je ne sais pas, dit-elle, puis, consciente des mouvements d'impatience dans la queue derrière elle, elle reprit : femme au foyer.»
Et ce fut tout. Elle était dûment enregistrée, son nom soigneusement noté à l'encre noire indélébile. On lui donna un numéro de transport, on épingla à son revers une étiquette correspondant à ses coordonnées sur la liste des passagers. La preuve qu'ils étaient bien mère et fils, le garçon et elle. C'était un bon début. Personne, après tout, n'allait contester un document officiel ou s'y opposer. Seule sa qualité de «femme au foyer» pouvait être mise en doute, tant ce terme paraissait inapproprié, s'appliquant à elle - et n'importe qui pouvait s'en rendre compte, elle en était persuadée.
Quand revint l'hiver, ils avaient appris à manger tout ce qu'ils trouvaient sans plisser le nez de dégoût. Ils avaient la même odeur que les animaux, et les dents de Silvana commençaient à se déchausser. Ses cheveux étaient longs et emmêlés. Des fruits de bardane s'accrochaient à leurs extrémités fourchues, des feuilles se coinçaient derrière ses oreilles.
Les souvenirs rétrécissent. Comme une savonnette, avec le temps, ils perdent leur forme et leur parfum, et, trop minces, trop glissants, deviennent insaisissables.
Profession ?
Survivante», murmura-t-elle - ce fut le premier mot qui lui vint à l'esprit.
Tous autant qu’ils sont, les voleurs polonais, juifs, lituaniens, russes, allemands, slovaques. Ils sont à leur affaire. Ne croyez pas les journaux qui parlent de notre peuple courageux uni contre l’ennemi. Il y a des espions et des criminels qui profitent déjà de cette guerre.
Ne t’attache pas trop au bébé. Tu ne sais pas ce que c’est de perdre quelqu’un qu’on aime.
C’est comme s’il essayait de se rappeler le nom d’anciens camarades de classe dont il ne lui reste qu’un vague souvenir ; cela demande trop d’efforts et il n’a guère envie de fouiller le passé. La vérité, c’est que sa langue maternelle est trop chargée de nostalgie. Si Silvana parlait anglais, ce serait plus facile. Ils vont entamer une nouvelle vie ici, et elle sera bien obligée de l’apprendre. « Bienvenue en Grande-Bretagne », c’est une autre formule qu’il pourrait utiliser.