Le français n'existe pas ... Voilà bien un titre qui, compris au sens littéral, est surprenant. Mais dans le fond des choses, ce livre cherche à remettre en question l'aspect normatif du langage. Les auteurs dénoncent en effet les "ça se dit pas", "ça ne s'écrit pas", "c'est pas beau", etc. Et ils le font de manière caustique (il y a de l'humour noir et des gros mots là-dedans, alors que c'est édité par le Robert !)
Comme disait
Serge Gainsbourg dans un entretien avec
Bernard Pivot (d'ailleurs, les deux personnages figurent dans le livre), il faut "secouer les gens [...] pour qu'il y ait quelque chose qui se passe".
Ce livre est très intéressant, déjà parce qu'en s'appuyant sur des professionnels de la linguistique, il redéfinit les aspects de la langue pour y redonner du sens.
En ce qui concerne le langage lui-même : les auteurs citent en exemple en pages 56/57 le "nous, on" : la norme ordonne de ne pas formuler cette expression, alors que dans certains implicites liés à une situation, elle est inévitable. Par ailleurs, les auteurs ne manqueront pas de piquer à vif l'académie française tout au long de l'ouvrage. Plus d'une citation est poilante à leur sujet, à titre d'exemple (qui résume à la fois l'ambiance du livre et l'image phallocrate de l'académie) : "demander à l'académie française son avis sur la féminisation, c'est un peu comme demander à Philip Morris son avis sur les traitements du cancer du poumon" (page 36). Si cette institution est hautement remise en question dans le livre, c'est surtout à cause de son décalage avec le monde réel du langage. Quand on lit en page 75 que les académiciens ont le fâcheux snob de remplacer "punchline" par "chute brillante", on ne va pas aller plus loin pour énumérer leurs exaspérations ! Ils veulent préserver un je-ne-sais-quoi de poésie, d'innocence ou d'élitisme à notre langue ? Les auteurs ont rappelé à un autre endroit que notre français est né dans les bordels. Moralité : le premier enjeu du langage sert à se faire comprendre. Or, l'autorité (académicienne ou non) n'est même pas foutue de considérer cet adage. Elle crée ainsi un déséquilibre dans le fait d'encourager une prétendue norme et de rejeter celle qui existe.
A ce propos, un saillant sujet qu'est l'orthographe. Parce que cela ne manque pas dans ce livre. Quand on pense d'abord que l'accord du participe passé est oublié la plupart du temps (à l'oral comme à l'écrit) et que, de plus, il est délétère pour comprendre les fondements de l'orthographe, à savoir les natures grammaticales (le participe passé peut être sous forme verbale et adjectivale, mais depuis quand un verbe s'accorde-t-il en genre ?) Bref, au vu des omissions et des incohérences, c'est déjà assez compliqué comme ça. Quid des dyslexiques. Quand une étude montre que les langues transparentes amoindrissent ce trouble, le français continue à faire montre de ses fallacieux ph, th, y, pluriels en -x, le tout ne servant à rien, les auteurs le démontrent en prenant grand soin d'abattre tout argument étymologique ou esthétique prouvant le bien-fondé de ces signes. Non, là-dessus, il devrait y avoir une bonne fois pour toutes une grande réforme rendant facultatives ces règles citées là-dessus. Facultatives, pas éradiquées. Car à la manière des auteurs, on va être modérés.
Toujours à propos d'orthographe, il y aura sans cesse des grammarnazis ou des tamèrebescherelle pour passer au grill notre faillibilité. Et c'est pas de leur faute à eux, il faut prendre l'arbre par la racine : la manière d'enseigner l'orthographe a voulu, au fil de l'histoire nous transmettre des règles ânonnées mais mal comprises. Résultat : bêtes et disciplinés, on argue que quand il y a "tu", on met un -s parce que c'est au pluriel ! Confusion des fonctions grammaticales, qui est à ce propos très récurrente en primaire ... On nous infantilise, c'est pourquoi la page 79 en particulier, dénonce cette orthographe dépourvue (sinon exsangue) d'esprit critique. C'est pourquoi cette sous-discipline devenue "ADN de l'école" côtoie dans cette page le mot "militariste". le chapitre suivant, intitulé "glottophobie" met au grand jour le phénomène de stigmatisation et de réduction au silence de ceux qui auront transgressé l'orthographe ou qui ont une peur bleue de commettre des erreurs, ou "fautes" (vous avez pêché, Don Camillo). En orthographe, entre ceux qui manquent d'esprit critique, ceux qui raillent (ils se croient dans le rail !), reprochent ou qui, inversement, font des erreurs ou appréhendent d'en faire, nous sommes tous pêcheurs, ou moutons de panurge, au choix.
La solution dans tout cela ? Les auteurs, qui dispensent grande attention à redéfinir les notions, qualifient la linguistique comme quelque chose qui libère l'envie de la langue. Ils ajoutent qu'il faut l'expérimenter et la comprendre. C'est la clé. On peut envisager qu'un.e professeur.e puisse être passionné de langue, utilisant du vocabulaire varié, peu importe les anglicismes, le verlan, le patois ou les émoticônes (qui ne sont que des variantes finalement), pour faire prendre conscience du côté artistique du langage, puisqu'on fait émerger la subjectivité de chacun (tout le monde est différent du point de vue de la langue). On peut aussi considérer la copie d'un élève dont l'écrit est profond, saisissant, quoique bourré d'erreurs : l'important, c'est le fond, pas la forme, n'en déplaise aux puristes. Il est également fort recommandable de travailler la compréhension (orale ou écrite), vu que la langue est implicite, et puis zut ! pour jouer des coudes avec les 45 minutes de dictée obligatoire, où l'on apprend essentiellement à s'insérer dans les rails de la norme qui n'existe pas (la prétendue norme), car non-représentative de la réalité.
Mais attention ! Si les auteurs se veulent modérés, c'est justement parce que dans la réalité, il existera toujours une norme inévitable. Donc, l'important est de transposer les leçons de français sur la part des choses entre ce qui est formel et ce qui ne l'est pas (donc "il faut dire/il ne faut pas dire" ont lieu d'exister). Mais il faut être explicite avec les élèves, notamment en leur expliquant qu'ils peuvent avoir l'air bête selon qu'ils disent "veux-tu sortir avec moi présentement ?" ou "y a un mec qu'a chourravé ma mob" (ces exemples sont pris à l'arrache) à un interlocuteur différent. Cela, afin d'éviter les dérives. Pareil pour les anglicismes. Autant les auteurs prennent la défense de ce phénomène, mais beaucoup de gens ont l'habitude d'insérer les mots anglais dans leurs discours. Pour faire le lien avec la discussion sur l'ouzo page 49, ce genre de locuteur veut passer pour moderne, cool, jeune. Sauf que (il y a un Mais !), pour leurs interlocuteurs qui ne comprennent pas, ou alors ceux qui sont éventuellement aigris, cela peut passer pour relou. Une langue sert à se faire comprendre. Ou tout du moins, les variantes/emprunts sont allègrement utilisés si le locuteur se met à la place de son destinataire. Il est bon aussi de centrer des perspectives didactiques là-dessus.
D'ailleurs, si ce livre exprime de grandes idées, il lui manque les applications concrètes, en ce qui concerne l'éducation, que ce soit pour des mises en oeuvre pédagogiques ou, plus généralement, des réformes. Autrement dit, il a développé le pourquoi, faute du comment. Parce que, vu que c'est l'école qui est en grande partie responsable de la transmission des normes sociales, au final, on espèrerait arriver à une réforme du programme scolaire. D'ailleurs, celui-ci devrait s'écarter des caprices des politiques qui, eux aussi sont sur une autre planète. Il y a d'un côté Blanquer qui tente à tort de politiser la linguistique page 59, et d'un autre côté les présupposés de notre langue qui va se faire bouffer car elle est en concurrence avec l'anglais. de là, on comprend que la politique devrait un peu moins se la ramener. C'est aux gens de terrain, aux linguistes (d'autres domaines scientifiques sont aussi les bienvenus) de changer les programmes. Rendons à César ce qui est à César, chacun son boulot et puis c'est tout ! La politique doit un peu moins de se mêler de l'école (du moins, elle aurait bon de laisser une certaine proportion aux sciences de tous azimuts). Parce qu'en faisant de l'horlogerie avec les programmes, des petits changements, ils pondent un coucou et titillent les enseignants, c'est tout ce qu'ils savent faire ! Non, mais !
Somme toute, c'est un livre susceptible d'ouvrir la curiosité à qui veut bien s'y intéresser. Les auteurs tentent à chaque coup d'argumenter, souvent avec des analogies, qui sont elles-mêmes chargées d'humour. le livre tente d'aborder tous les sujets liés à la linguistique (body-language, implicites, biais des réseaux sociaux). L'ouvrage est conscient, éclairé. Il devrait à son tour être davantage mis en lumière.