- Et les gens nous ont oubliés… Personne n’a posé de question ?
Au début, si, bien sûr. Mais les réponses, c’est le Réseau qui les donne. La mémoire, c’est le Réseau qui la conserve. Tout ça s’est fait avec une facilité déconcertante. D’autant plus que ceux qui étaient partis avaient peu d’attaches sur Terre. Tout a été très vite, en définitive.
Sam Rhodes était atterré.
Le problème, c'est qu'ils trichent, ils transforment, ils adaptent. Si tu paies pour voir leur Joconde, tu verras que les couleurs sont plus tranchées, ils lui ont ouvert le décolleté, ils l'ont mise au goût du jour. Ça se vend mieux.
A ce moment, il entendit une voix sortir d’un vieux diffuseur fixé au-dessus de la porte de la chambre.
- Veuillez remettre votre K-gooL ®. Il est interdit aux résidents de retirer leur K-gooL ®.
Sam Rhodes regarda le morceau de tissu qu’il tenait en mains. Quel était donc l’étrange pouvoir de ce simple morceau de tissu. Pourquoi l’obliger à le porter ?
Il n’eut pas le temps de réfléchir à une réponse satisfaisante.
Une balle de revolver, un coup de couteau par derrière, un empoisonnement...tous moyens plus rapides et moins dispendieux.
Mais comme le professeur Lapierre lui assura qu'il ne fallait pas se fier aux apparences, qu'il avait tout étudié avec minutie et que, selon ses calculs, on ne pouvait pas à proprement parler d'une mission suicide puisque l'engin avait au moins dix chances sur cent de quitter la planète Mars sans se désintégrer au décollage, Sam Rhodes, résolu sinon rassuré, ne se déroba pas.
Quel service d'ordre ? quel garde ? Je vous l'ai dit, en règle générale, les gens sont trop heureux de rester ici. Il y a bien longtemps qu'il n'y a plus de gardes. Les barrières électromagnétiques ne sont qu'un vestige du passé, de l'époque où les fous étaient enfermés contre leur volonté. On n'a jamais trouvé utile de changer le règlement parce qu'on n'a jamais envisagé que quelqu'un puisse préférer la liberté à la sécurité.
L'intelligence est difficilement contrôlable, elle se détourne facilement de la voie qu'on veut lui faire prendre. Par contre, les pulsions sont parfaitement prévisibles. Mars Entertainment étourdit l'humanité dans un magma pulsionnel incessant pour la soumettre à ses volontés.
Le voyage fut long.
Six mois de confinement dans une petite capsule. Six mois sans autre spectacle que la planète rouge se réduisant jour après jour et, à l’opposé, la planète bleue gagnant en magnitude.
Six mois pendant lesquels Sam Rhodes eut bien du mal à caser son grand corps musculeux dans les espaces exigus de son vaisseau.
L’ennui est l’adversaire le plus redoutable du voyageur interplanétaire. L’ennui physique et l’ennui moral.
Une fois le choc passé, une fois acceptée l’idée que plus aucun espoir n’était permis, une nouvelle routine s’installa et, si une sourde angoisse était toujours présente chez certains, il existait un consensus tacite pour ne plus parler de la Terre. On s’habituait à l’oublier, on acceptait de faire table rase du passé, de ne plus penser qu’à l’avenir.
Cinq années s’étaient écoulées depuis le Grand Silence lorsqu’une annonce inhabituelle apparut sur les écrans du réseau de la base.