En 1902, à l'âge de vingt-huit ans,
Hugo von Hofmannsthal rédige la lettre "imaginaire" que Lord Chandos, sous les traits duquel on le reconnaît, adresse à son maître le philosophe britannique
Francis Bacon.
Ayant composé de très nombreux poèmes de seize à vingt-cinq ans, von Hofmannsthal a déjà derrière lui un passé de poète prodige, à l'instar de Rimbaud auquel il est souvent comparé, du fait de leur précocité et de leur décision de mettre fin à leur activité de poète.
Dans cette courte lettre à caractère autobiographique d'une trentaine de pages, l'écrivain confesse qu'il ne peut plus écrire et dénonce la faillite de la parole.
Il ne peut plus écrire, et pourtant, c'est en écrivant cette lettre qu'il expose sa démarche et qu'il explique ce qui lui est arrivé, et c'est ici que l'exercice devient passionnant.
Deux phénomènes se conjuguent. le premier concerne la perception de la réalité. Il semble avoir vécu un épisode de discordance, de dissociation de la réalité, pas complètement négatif, car il entre en communion avec les éléments, la nature, les objets, avec lesquels il fusionne, sa personnalité se diluant et vibrant à leur contact. Doté d'une vision quasi animiste, il traverse ainsi des épisodes de transcendance."... je trouve sous un noyer un arrosoir à moitié plein oublié par là par un aide jardinier et que cet arrosoir et l'eau dedans obscurcie par l'ombre de l'arbre, et un diptyque avançant d'un bord sombre à l'autre sur le miroir de cette eau, que cet assemblage de détails futiles me traverse avec une telle présence de l'infini, me traverse de la racine des cheveux jusqu'à la moelle des talons..."
C'est à ce moment que le deuxième phénomène intervient, la rupture avec les mots. Il souhaiterait avoir recours à eux, mais ceux-ci ne lui permettent plus de décrire ses sensations. Les mots volent autour de lui, détachés de ses perceptions.
De quel outil le poète dispose-t-il pour dire l'indicible ? Comment les mots peuvent-ils traduire un réel qui leur échappe ?
La quête esthétique du poète le conduit dans une impasse, la beauté des mots ne reflétant pas les vibrations intérieures.
Face à ce constat, von Hofmannsthal choisit d'arrêter la poésie, mais contrairement à Rimbaud, il poursuit l'écriture, dans le domaine du théâtre et des livrets d'opéra exclusivement.
En trente pages magistrales qui illustrent le rapport ambigu que les poètes entretiennent avec la langue et les mots, La
lettre de Lord Chandos est devenue un classique des écrivains du renoncement.