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Il ne faut pas négliger la puissance d'attraction du titre d'un livre. Celui-ci se serait-il appelé Presseur de papier au temps de la répression communiste, je ne l'aurais peut-être pas ouvert avant longtemps et j'aurais raté la lecture d'un texte qui, bien qu'inscrit dans un contexte politique unique, ne s'épargne aucune réflexion universelle.

Hanta, le seul personnage sur lequel se concentre Une trop bruyante solitude, travaille à la presse d'un entrepôt de vieux papiers. Tous les jours, des tonnes de livres, gravures et paperasses diverses s'abattent sur lui depuis le plafond. Hanta effectue son travail sans se bousculer, s'attirant par la même occasion les plus vifs reproches de son supérieur. Plutôt que de forcer le rythme, Hanta préfère se laisser aller au charme de la découverte des papiers qu'on l'oblige à détruire, mettant de côté les ouvrages qui lui semblent nécessaires ou les gravures et peintures qu'il juge belles. de cette façon, l'employé illettré s'est peu à peu constitué une culture propre, qui résulte à la fois du charme qui s'opère à la rencontre de certains mots ou de certaines phrases, mais aussi de la terreur sourde que suscite la vie dans une société barbare.

Dans la presse où travaille Hanta, le silence et la solitude l'amènent à se sentir comme un démiurge contradictoire, doté d'une volonté propre qu'il ne peut toutefois suivre totalement. Hanta a conscience que sa tâche l'avilit et qu'elle est contraire à ses principes, mais son statut ne lui permet pas de faire autrement que de la poursuivre. D'où un sentiment de culpabilité qui rappelle –dans le fond et dans l'expression- celui qui poursuit Kafka dans la plupart de ses textes. Ce sentiment est sans doute le moteur qui pousse Hanta à ramasser frénétiquement des tonnes de livres qu'il accumule ensuite chez lui, formant des tours et des colonnes bancales qui prennent une allure menaçante, prêtes à s'effondrer, à chaque instant, sur un Hanta épuisé et assommé par les idées. D'autres aspects de la culpabilité surgissent sous des formes différentes. La violence de la vie en société et la répression qu'elle effectue sur ses individus se traduit à travers l'évocation récurrente de la guerre que se livrent les rats dans les égouts de Podbaba. Lorsque des images d'espoir surgissent –avec les tsiganes par exemple-, elles sont aussitôt éludées derrière une réalité grise et implacable.

La deuxième partie du roman prend une tournure plus accablante lorsque Hanta découvre la presse mécanique de Bubny et ses joyeux employés en uniforme, dont les rêves de voyages et de loisirs, ainsi que les goûters de sandwiches et de lait, traduisent pour Hanta la décadence d'une civilisation uniformisée et individualiste :

« Les ouvriers déchiraient les paquets, en tiraient des livres tout neufs, arrachaient les couvertures et jetaient leurs entrailles sur le tapis ; et les livres, en tombant, s'ouvraient ça et là, mais personne ne feuilletait leurs pages. C'était du reste bien impossible, la chaîne ne souffrait pas d'arrêt comme j'aimais à en faire au-dessus de ma presse. Voilà donc le travail inhumain qu'on abattait à Bubny, cela me faisait penser à la pêche au chalut, au tri des poissons qui finissent sur les chaînes des conserveries cachées dans le ventre du bateau, et tous les poissons, tous les livres se valent… »

Les sentiments de Hanta deviennent encore plus contradictoires. On sent un déchirement intérieur face auquel il est difficile de lutter. le titre du roman se justifie encore davantage dans ce virage.

L'extrême tension de la situation vécue par Hanta ne se propage pas dans l'écriture de Hrabal. Peut-être parce qu'il frôle souvent le désespoir, Hanta ne s'apitoie jamais directement sur son sort. Il se protège en jouant avec l'absurde et la dérision et lorsque ces derniers ressorts ne sont plus possibles, il s'exprime à travers une colère sincère et effrayante. le talent de Hrabal réside dans sa capacité à glisser d'une situation politique singulière donnée –la répression communiste des années 60 en Tchécoslovaquie- aux sentiments que peuvent universellement ressentir les individus lorsqu'ils se trouvent à la croisée d'un dilemme qui leur ordonne de choisir entre leurs convictions et la virulence de préceptes extérieurs.

« Les cieux ne sont pas humains, mais il y a sans doute quelque chose de plus que ces cieux-là, la pitié et l'amour que j'ai depuis longtemps oubliés, effacés totalement de ma mémoire. »

« Les cieux ne sont pas humains et la vie, hors de moi et en moi, ne l'est pas davantage.»

« Les cieux n'étaient pas humains et moi, c'était plus que j'en pouvais supporter. »

Des phrases lancinantes qui reviennent ponctuellement dans le texte, en réponse au « progressus ad futurum, regressus ad originem » de Hanta, finissent enfin d'angoisser le lecteur en même temps que le personnage. L'impression que le progrès et le recul vont de pair devient une certitude. Hanta nous abandonne finalement dans un monde dangereux, qui oscille sans cesse entre la chute et l'équilibre…
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C'est vraiment un hasard total que j'ai lu ce livre. En fait, c'est en rangeant des ouvrages à la mediatheque où je travaille que ce dernier n'était pas à sa place...Et m'est venue à l'idée de le lire sans regarder la quatrième de couverture. Je me suis dit que c'était peut être un signe...
Malheureusement, le hasard ne m'a pas porté chance. Un petit livre fin (120 pages) où je me suis ennuyée au possible. Beaucoup de répétitions ce qui donne au récit un rythme infernal. Des descriptions parfois insupportables, pour moi en tout cas, où la nausée n'était pas loin. Un livre qui parle de livres (en général j'adore) mais la quantité est tellement énorme qu'on sent l'étouffement du seul héros Hanta. Un mélange de Kafka pour l'ambiance et du "parfum" de Suskind pour les détails nauséabonds. Bref une lecture pénible et ennuyeuse. Je ne sais pas si cet auteur écrit bien mais la traduction n'est pas terrible. Pourtant la plupart des critiques sont bonnes voire dithyrambiques. Pour ma part, cela m'est passé au dessus de la tête. Comme on dit, il en faut pour tous les goûts.
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Voilà une lecture qui aura été source de bien des questions, bien dérangeante parce qu'elle m'a obligée à sortir de mes conforts habituels, finalement, avec mes goûts pour certains sujets, mes habitudes de narration, peut-être même le choix d'un style d'écriture.


Dans ce récit, tous les chapitres débutent presque toujours par les mêmes mots - une allusion aux trente-cinq années qu'a passées Hanta dan sa cave à détruire les livres, créant une sorte de leitmotiv et par là évoquant une chose immuable, qui ne pourra s'arrêter qu'avec l'absence d'Hanta de ce lieu oublié comme par exemple s'il part en retraite. Ce dernier nous raconte son quotidien, dans un premier temps : le travail qui est le sien - pilonner des livres à longueur de journée, être "presseur" de livres, tâche qu'il effectue néanmoins dans le respect des pages qu'il détruit en faisant des "paquets" esthétiques garnis de reproductions de tableaux célèbres et au coeur desquels il prend soin de placer une oeuvre qu'il juge magistrale ou pleine de beauté, comme un noyau pour allier culture et couleurs, quoiqu'il en soit. Une façon de rendre hommage à ces pages qui lui donnent tant puisqu'il les apprend par coeur, se les récite, s'en créant tout un environnement à moins que finalement ce ne soit réellement sa vie. Une vie par l'intermédiaire de ce qu'il lit et médite au jour le jour dans sa cave.
Pourtant, tout n'a pas toujours été ainsi et les souvenirs viennent souvent lui parler, faisant réapparaître des amis chers ou des situations alambiquées.

Hanta n'est pas particulièrement attachant au début de ce roman : il est quelque peu négligé, il a un humour grinçant quand ce n'est pas carrément une certaine trivialité dans le ton de ce qu'il raconte...
Il vit dans une maison qui est le lieu où il entrepose les ouvrages qu'il a sauvés de la destruction, qu'il empile, le faisant dormir sous un échafaudage qui est instable, à l'image de sa vie qui ne l'est pas moins.
C'est aussi une histoire de solitude, subie mais surtout cultivée, Hanta vole les phrases des livres qu'il détruit, s'en délecte, s'en construit et il n'est pus livré seulement à lui-même.
Ses seuls "amis" sont les personnages de son passé dont il nous narre la destinée, le phrases se suivent se répètent, comme un ressac, comme la pensée qui va et vient, à l'image du mouvement de la presse, à l'image des idées qui apparaissent dans les vapeurs d'alcool ou les personnages évadés des textes qu'il déchire.

Le jour où il découvre une autre façon de travailler en observant les brigades de jeunes qui, un oeil tourné vers une occidentalisation de leur mode de vie, pilonne sans vergogne et sans curiosité ses chers livres, il sait que ses jours sont comptés et que l'espoir est vain.



J'ai poursuivi ma lecture, même si parfois, je l'avoue, certains passages m'ont perturbée, mais à d'autres moment, il y en a de très beaux sur les Tsiganes, leur culture, leur regard sur ce qui les entoure...
J'ai vu que bon nombre de lecteurs disaient avoir relu plusieurs fois ce texte et en lisant la dernière phrase, j'ai compris le pourquoi, car le regard change sur Hanta et de là sur tout ce qu'on a lu auparavant. La seconde lecture ne manquera pas de permettre une autre analyse des idées et du texte.
Je ne sais dire si ce livre est un chef-d'oeuvre ou non, je n'ai pas les clefs pour le juger c'est avant tout pour moi, un texte qui demande qu'on oublie sa façon de lire habituelle.
Je ne sais pas non plus s'il se veut la critique d'une certaine politique, peut-être à mes yeux davantage la dénonciation d'une perte culturelle qui uniformise les êtres par la pensée unique.

Tout au long de la lecture, je n'ai pu m'empêcher de penser à Vélibor Colic et à son arrivée sur le sol français quand il dit avoir eu l'impression d'avoir dans la poche, sa vie d'avant, son identité, son âme presque, compactées, pour les oublier un peu d'une certaine façon. Lui qui, lors du premier emploi qu'il occupe dans une bibliothèque sauve du pilon les oeuvres de Kafka en les indiquant comme sorties pour une consultation, alors qu'elles restaient désespérément sur les étagères et n'étaient pas empruntées.



Je remercie l'ami babéliote qui m'a guidée jusqu'à ce livre : pari réussi puisque j'ai très envie de lire un autre récit du même auteur, parce que ma curiosité a été piquée...
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« C'était des chargements entiers de livres qu'on détruisait ici ; apaisé maintenant, je voyais, derrière les parois vitrées, ces camions décharger de pleines cargaisons de livres encore vierges, qui s'en allaient directement à la poubelle sans qu'une seule de leurs pages ait pu souiller les yeux, le coeur ou le cerveau d'un homme. »

Hanta est un homme plus tout jeune qui passe ses journées de travail dans une cave. Il détruit des livres à l'aide d'une presse mécanique un peu poussive. Il est en fait des ballots qui partent au recyclage. Mais c'est un artiste dans son genre car il prend soin de cacher tout au milieu de chaque paquet un classique de la littérature ou de la philosophie ; il soigne aussi l'extérieur grâce à des reproductions de grands peintres. Il arrose copieusement ses journées de litres de bière, qu'il sort acheter dans un café proche. Il prend parfois le temps de lire et de savourer un extrait d'une trouvaille particulièrement belle. Autant dire qu'il n'est pas dans les bonnes grâces de son patron, qui le rabroue souvent.

Hanta sauve de sa presse certains des livres qu'il voit passer. Il les entrepose alors chez lui pour les lire, au risque de se retrouver enseveli sous eux…

Sa retraite approche. On est à Prague dans les années 1960/1970. Il a pour projet de racheter sa presse et de finir ses jours en faisant chaque jour un seul ballot, mais un chef d'oeuvre !

C'est sans compter sur les temps nouveaux : l'ordre du jour est à la rentabilité sans états d'âme, comme la décrit ma citation ci-dessus…

Ce court roman, imaginatif et d'une très grande liberté de ton, est une merveille dans son genre unique. Mais il n'est pas pour autant « mignon » ! Les ordures, les égouts, les rats et souris (écrasés ou pas), le sang, les excréments, les mouches s'y trouvent souvent au premier plan. Autant dire la vie dans tous ses états.
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Une trop bruyante solitude est un texte d'un des plus grand écrivain tchèque avec Milan Kundera. à savoir Bohumil Hraba.

Travailleur de l'ombre, Hanta, obscure et anonyme ouvrier, pilonne des livres. Au fond de la cave atelier d'un pays d'Europe centrale, les livres deviennent ses amis, ses confidents, sa richesse et son ailleurs.


Hanta nous conte sa vie, ses rares sorties dans le vrai monde n'ont été guère concluantes alors Hanta découvre qu'en devenant un homme livre on peut devenir un homme libre.

Ce texte du dramaturge Tchèque Bohumil Hrabal, c'est une poésie brute qui éclate et éclabousse les spectateurs.

Philosophique, poétique et politique, un écrit certes minimal, mais parfait pour raconter une vie, notre vie.
Lien : http://www.baz-art.org/archi..
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« Une trop bruyante solitude »… Ça, c'est du titre… Ajoutons à cela une référence à Kundera dans la présentation de l'éditeur ; et à 1984 d'Orwell ; plus encore : ce statut d'écrivain dont les premières oeuvres plus ou moins clandestines furent passées au pilon… Bohumil Hrabal se devait de faire son entrée dans ma modeste bibliothèque…

C'est fait ! Mais à quel prix !

Je n'ai pas le souvenir d'un livre aussi court aussi difficile à terminer… Tout conduit dans le style, les répétitions incessantes, le va et vient de la machine, l'ambiance même du local très fermé, à créer l'ennui. Pire, la répulsion et le dégout, voire l'épisode des mouches sur les papiers de boucherie souillés…
Au risque de déplaire à tous ceux qui ont apprécié ce petit ouvrage, je ne peux qu'avouer ici que je me suis profondément emmerdé dans cette lecture ; et senti très mal à l'aise… C'était le but ? Très bien ! Une expérience qui restera malgré tout, pour moi, l'unique pour cet auteur.
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LE TROP BRUYANT RIRE DE BOHUMIL HRABAL...

Une fois n'est pas coutume, la critique qui suit n'est pas, pour une assez large part, de votre humble serviteur mais tirée sans autre forme de procès d'un site canadien un peu confidentiel nommé "érudit". le nom ne doit pas effrayer. C'est plutôt "intelligent" ou "sensible" ou encore "pertinent" qu'il aurait du se nommer. Seule cette rapide introduction et quelques brefs mots de conclusion sont strictement personnels. Et parce que la chronique qui suit, oeuvre d'une grande finesse d'analyse de l'autrice et critique dramatique québécoise Josée Bilodeau, est en tout point parfaite, que ce texte "Une trop bruyante solitude" n'a de cesse de m'écraser de son génie (quelque chose au-delà de la claque : un pur coup de poing dans mes "humeurs" comme l'auraient écrit nos vieux classiques) depuis trois semaines révolues que je l'ai, enfin, découvert - encore l'un de ces ouvrages dont on sait pertinemment qu'ils vous attendent, sans bien savoir pourquoi, sans bien savoir comment, mais dont vous différez sans cesse l'approche, parce que quelque chose en eux vous fiche la trouille... Et, dans une certaine mesure, vous aviez raison d'avoir les pétoches ! -, que j'ai beau tourner et retourner mes envies d'en dire quelque chose d'un tant soit peu à la hauteur : cette fois, je me sens dépassé : il me manque encore certainement plusieurs relectures de ce bref mais dévastateur monument d'humour grinçant et de vérités cruciales pour vraiment pouvoir en exprimer quelque chose de respectueux du texte et du bonhomme Hrabal (je pense que ce genre d'attitude l'aurait infiniment fait pouffer de rire... Et il m'aurait certainement proposé de m'enfiler une pinte de bière pour faire passer cela, mais qu'importe, je n'y reviendrai pas ! Pas cette fois, en tous les cas.)
Voici donc cette chronique, dont le prétexte fut celui d'une mise en scène de l'oeuvre par un certain Téo Spychalski. Les références à cette pièce sont donc régulières mais n'enlèvent rien, au contraire, à la critique profonde et lumineuse du texte de Bohumil Hrabal :

«Téo Spychalski proposait l'automne dernier son adaptation théâtrale d'un des chefs d'oeuvre de l'écrivain tchèque Bohumil Hrabal (1914-1997), Une trop bruyante solitude (1975). le directeur artistique du Groupe de la Veillée a déclaré en entrevue vouloir depuis longtemps porter à la scène ce petit roman de quelque cent vingt pages, reconnaissant dans la confession directe de l'antihéros de Hrabal une riche matière dramaturgique.

Le personnage central de cette oeuvre tragicomique, Hanta, est un homme simple qui, depuis trente-cinq ans, pilonne livres, vieux papiers et oeuvres d'art dans une cave humide infestée de souris. « Instruit malgré [lui] », l'ouvrier veut offrir des tombeaux uniques aux livres qu'il chérit, pensant longuement quels éléments seront mis dans la presse avant de la mettre en marche. « [...] c'est une messe pour moi, un rituel de lire ces livres avant d'en placer un dans chaque paquet que je fais, car j'ai besoin, moi, d'embellir tous mes paquets, de leur donner mon caractère, ma signature. » Il accumule aussi dans son appartement les ouvrages condamnés, sauvant du pilon des trésors de la culture mondiale et se mettant, du coup, en constant danger de mort par ensevelissement. Grand buveur de bière, Hanta se fait également avaleur de grands textes. Il s'imbibe et s'«encrasse de lettres », si bien qu'il dit n'avoir qu'à se pencher pour que se déverse un flot de belles pensées ingurgitées avec des litres de bière. Un jour, dépassé par la modernisation du monde du travail, Hanta décide de suivre le chemin des livres et de disparaître, broyé dans sa presse.

Le roman prend la forme d'un monologue très dense, déconstruit selon une technique de "cut-up" chère à l'auteur et de montage intuitif où la pensée en mouvement semble toujours en train de déborder, de déraper. On bifurque vers un souvenir, une anecdote, on repart, on revient en arrière, c'est parfois vertigineux. La mémoire circule dans le flot des paroles, et de l'ivresse naissent des personnages, des figures importantes, Jésus, Lao-Tseu... L'Histoire s'inscrit en contrepoint des destins individuels, donnés en une somme d'anecdotes. On dit que Hrabal invitait ses amis à poursuivre le découpage de ses romans après sa mort pour les garder en vie. L'oeuvre n'est donc pas intouchable, et d'autres se sont aussi livrés au travail d'adaptation. Une trop bruyante solitude a notamment été portée au cinéma et a fait l'objet d'une bande dessinée. Je ne sais pas pour le film, qui n'est pas distribué au Québec, mais dans la bande dessinée, tout comme dans l'adaptation théâtrale de Téo Spychalski, on a évacué les passages trop manifestement comiques du texte, sans doute pour ne pas trahir, ou amoindrir, son côté tragique et la grandeur qui s'en dégage. le comique, comme le dit si justement Milan Kundera, « est plus cruel : il nous révèle brutalement l'insignifiance de tout». Il s'agit de la fin d'un monde, après tout, et c'est à sa mort que le spectateur est convoqué. Mais le rire de Bohumul Hrabal, il me semble, doit résonner quelque part là derrière pour que demeure vivant tout l'esprit (tchèque) de l'oeuvre.

Le sacrifice : « le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde [...]» Milan Kundera (dans "L'art du roman)
Entre autres sacrifices qu'il a dû faire, Spychalski a évincé de son adaptation un personnage important, celui de Marinette. Cet amour de jeunesse, la jolie Marinette qui détestait les livres, Hanta la perd à deux reprises pour des histoires de merde. D'abord à un bal, alors qu'au retour des toilettes, Marinette se met à tournoyer dans les bras de Hanta, ses rubans maculés d'excréments éclaboussant l'assemblée horrifiée. Puis, des années plus tard, quand les amoureux se retrouvent à la montagne pour skier et que Marinette, après un court arrêt derrière un buisson, poursuit sa majestueuse descente vers le chalet, où tout le monde remarque le gros étron posé sur son ski. Dans ce roman où les grands penseurs et les grandes oeuvres n'hésitent pas à fréquenter le monde souterrain lié à la crasse, à l'organique, voire au scatologique, ce personnage est très drôle par le contraste qu'il crée. Marinette représente sans équivoque « l'attitude kitsch7 », considérée par plusieurs romanciers pragois comme étant le contraire de l'art, son ennemi absolu. L'importance du personnage se confirme à la fin du roman, quand Hanta commence à percevoir sa propre fin et qu'il décide de la revoir. L'ouvrier retrouve alors sa Marinette, celle qui a la terreur des livres, qui n'en a jamais lu un seul et qui ne supporte pas la merde, immortalisée sous les traits d'une imposante et virginale statue aux ailes d'ange érigée au coeur d'un jardin. Elle a atteint l'image idéalisée de la beauté et de la jeunesse qui la lavera des épisodes scatologiques entachant sa jeunesse. Elle a assouvi son désir d'éternité. Sa réussite manifeste place Hanta devant son propre échec. « de tous les gens que j'avais rencontrés dans ma vie, c'était elle qui était allée le plus loin, tandis que moi, au milieu des livres où, sans relâche, je cherchais un signe, je n'avais jamais reçu un seul message des cieux. Les livres s'étaient alliés contre moi. » (p. 100) C'est la victoire totale du kitsch sur l'art. de son propre aveu8 , Téo Spychalski trouvait anecdotiques ces passages concernant Marinette. Des représentations du kitsch dans le roman, le metteur en scène a gardé les plus graves, par exemple celle qu'évoque la brigade socialiste du travail formée par les jeunes buveurs de lait en uniformes impeccables. C'est l'arrivée de cette nouvelle armée de travailleurs moderne et performante, avec son immense presse hydraulique, qui signe la fin du monde tel que le connaît Hanta. On parlera ici d'une représentation d'un monde uniformisé et efficace, un autre des nombreux visages du kitsch. Plusieurs passages drôles, bien que de moindre importance, ont aussi été évacués de cette adaptation et, avec eux, une bonne part de la distanciation ironique contenue dans l'oeuvre.

Fils entrelacés : le découpage du texte proposé par Téo Spychalski est intelligent et rigoureux. Je succomberai à la tentation de paraphraser le metteur en scène qui disait qu'à l'instar de la presse qui transforme les livres en une autre matière, il lui revenait de mâcher le matériau littéraire pour en faire surgir une autre oeuvre . S'il a sacrifié plusieurs anecdotes et, de façon plus malheureuse, les éléments franchement comiques du roman, il a conservé la richesse de la structure, l'entrelacement - « il faut en faire une tresse », disait toujours Hrabal au réalisateur Jiri Menzel - des fils narratifs entre le passé, le présent et l'imaginaire, qu'il a resserrés autour de quelques histoires avec habileté. Dans le rôle de ce «palabreur» magnifique, le comédien Claude Lemieux manie avec un naturel impressionnant une langue poétique et iconoclaste, empreinte d'ironie, jouant juste ce qu'il faut d'emportement et de retenue pour qu'on le suive dans son délire imaginatif, flirtant par moments avec le grotesque, jusqu'au tragique dénouement, une « véritable ascension dans la chute ». Malgré le niveau de langue très littéraire, on ne cesse jamais de croire qu'il s'agit là d'un homme du peuple. À un moment viennent lui rendre visite dans sa cave deux jeunes Tziganes, interprétées par Tania Duguay-Castilloux et Marie-Daniel Lussier, dont la présence est un peu superflue puisque leur visite est narrée, comme les autres anecdotes. de même l'environnement sonore, accentué, surdimensionné, apporte un côté « supraréaliste » qui fait croire que nous sommes dans la tête du narrateur, au coeur de sa pensée déformée par l'alcool. Ce n'était pas nécessaire, nous y étions déjà. Au milieu du décor encombré de vieux papiers, animé par les très beaux éclairages de Mathieu Marcil, trône la presse hydraulique. Et dans ce souterrain devenant par moments une véritable caverne d'Ali Baba, la présence d'une grille d'égout d'où proviennent des bruits de chasse d'eau et de guerre de rats, l'alcool ingurgité et la forte présence du comédien, son jeu corporel appuyé, installent un des pôles importants de l'oeuvre : le corps et ses fonctions organiques. Ainsi, la matérialité du monde s'oppose aux « cieux inhumains», l'ivresse de la bière et la lecture des oeuvres s'opposent à la performance de la brigade socialiste du travail et ses buveurs de lait. La scénographie évoque la beauté et la crasse se fondant l'une en l'autre, comme Hanta entrant dans la presse pour faire corps avec les livres. Vers la fin, le récit qu'il fait de sa relation avec la petite Tzigane déportée vers les camps de la mort se révèle d'une touchante vérité. C'est un des points culminants de ce spectacle, à qui il ne manque, pour être une réelle réussite, que le franchement comique qui s'inscrit en contrepoint des thèmes tragiques de l'oeuvre. En ce sens, il manque un peu de l'esprit tchèque. Il manque le formidable rire de Hrabal. » Josée Bilodeau.

Les lecteurs attentifs, courageux, patients et indulgents de mes habituelles chroniques me pardonneront, je l'espère, cette petite incartade (qui n'est pas tout à fait la première, malgré tout). Quant à moi, il ne me reste plus qu'à me replonger, tôt ou tard, dans ce bouquin plutôt effarant, incroyable, à peu près inclassable, kitsch (au sens que lui donne Kundera), dont le style, les sautes d'humeur, les coquecigrues, les références (d'une immense érudition, sans jamais avoir l'air de trop y paraître), le sens inné de la dérision en font un moment rare, tellement rare, de la littérature. Un boulet de canon dont les moments intimes ou politiques sont tous, avec des attentes et des conclusions diverses, d'une complexité rare et pourtant immédiatement audible, par l'usage d'un franc-parler dont ce Hanta nous abreuve, qui semble sorti tout droit d'une conversation de bistrot entre philosophes célestes (et très terrestres aussi) délicieusement avinés.
Ce bref roman de Bohumil Hrabal c'est l'absurdité de l'ininterrompue succession des petits instants du quotidien renversée, les quatre fers en l'air, par la puissance tragi-comique incommensurable de cette écriture. Ce bouquin, c'est un rire énorme passé par le tamis d'un coeur monstrueux et d'une insatiable curiosité au regard bleu cristallin dont ne pourrait résulter que le suicide ou la vie éternelle (est-ce si improbable ? Ne fut-ce pas le choix de l'écrivain pour les derniers instants de son existence ? Et même si cette fin n'est qu'accidentelle, les raisons de cet accident sont elles-même source, dramatique, d'un ultime et énorme rire, n'est-ce pas ?). Il faudra donc relire ces cent vingt et quelques pages dévastatrices et créatrices une fois les dernières vagues de ce tsunami apaisées. Lire aussi d'autres titres, tel le roman Moi qui ai servi le Roi d'Angleterre ou encore l'un de ses recueils de nouvelles comme Les Palabreurs. Il faudra aussi aller explorer du côté de l'ami Jacques Josse, grand lecteur de Bohumil Hrabal devant l'éternel, tout particulièrement avec son - semble-t-il - très convaincant essai intitulé L'ultime parade de Bohumil Hrabal. Rendez-vous est donc pris, désormais...

Ci- après le lien vers cet excellent site québécois d'où est tiré l'article reproduit plus haut : https://www.erudit.org/fr/revues/jeu/2007-n123-jeu1112999/24222ac.pdf
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J'ai d'abord été séduit par la petite taille du livre dont les commentaires élogieux sont inversement proportionnels à celle-ci.

Ce récit fonctionne comme un rêve et m'a évoqué la syllogomanie avec le risque de se faire ensevelir par une pile de livres et d'être écrasé comme un moustique. Par certains aspects aussi, l'histoire des boites à livres qui sauvent certains romans du pilon m'a « parlé ».

Mais vous n'aurez pas mes 5* car j'ai besoin d'une progression, d'un rythme pour ne pas décrocher, ce que j'ai fait plusieurs fois dans cette histoire pourtant courte.

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'Une trop bruyante solitude' ... est-ce possible? Curieuse formulation d'un titre qui cache pour mieux la revêtir l'existence de Hanta. Depuis trente cinq ans, à Prague, dans une obscure usine de recyclage, il pousse alternativement le bouton rouge, puis le vert et inversement. Comme l'allumeur de réverbère du Petit Prince, il est fidèle à une consigne, il détruit, presse, compacte des tonnes et des tonnes de vieux papiers. Il est 'presseur de papier', mieux qu'un métier, un savoir-faire, un art de vivre! Mais s'il est fidèle à la consigne de destruction, il est aussi électron libre dans sa gestion de la tâche. Peu lui importe le retard des tonnes de papiers à détruire accumulées, lui il reste libre. Libre de s'arrêter, de récupérer un beau livre, de caresser sa couverture, de s'y plonger en lecture, de le soustraire même et de le reprendre chez lui, là où il constituera, avec les autres, l'épée de Damoclès qui pend au-dessus de lui. Allez le comprendre! Mais tel est Hanta, il ne peut se résigner à ne produire que des balles de papiers déstructurés. Alors, au coeur de chacune d'elles, il couche un livre, un auteur, un penseur pour le Monde. Ensuite, soigneusement, il emballe le tout avec des reproductions d'oeuvres d'art soustraites à la machine.

Trente cinq ans que le presseur de papier vit dans sa cave, dans son monde, auprès de sa machine capricieuse, artisanale et peu rentable. Alors vient le jour où l'Etat remplace l'artisanat par des monstres technologiques puissants mais ne laissant aucune place à l'humain et à la sauvegarde des pensées...

L'écriture de ce roman est curieuse, Kafka n'est jamais loin! Parfois assommante, semblant aussi harassante que le sujet qu'elle traite, parfois drôle et répétitive par l'emploi de situations cocasses, parfois énigmatique comme pour inviter le lecteur à poser lui-même les liens qui peuvent exister entre les auteurs, leurs philosophie, la vie, le travail, l'utile et l'inutile, l'amour, la mort. Dans ce très court roman, cette longue fable, le lecteur doit trouver sa route. Libre comme Hanta de prendre ou de détruire. Pour ma part, j'ai aimé!
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« Voilà trente-cinq ans que je travaille dans le vieux papier… » C'est ainsi que commence chaque chapitre. Hanta est Sisyphe, le papier son rocher. Inlassablement, il travaille au pilon. Bouton rouge, bouton vert, la machine infernale compresse sans distinguer les oeuvres des philosophes et les emballages souillés de sang du boucher. Faut-il y voir un funeste avertissement ? Penseur ou bête de somme, il n'y a qu'une fin possible. Hanta n'est pas le bourreau des lettres et des idées. Il en est le sauveur, prélevant ici les beaux ouvrages, sauvant là les chefs d'oeuvres oubliés. Il ne peut se résoudre à leur disparition quitte à transformer sa demeure en un dédale de papier et de poussière. C'est un équarisseur éclairé qui ne peut pas faire abstraction de ce qu'il détruit, ne manquant jamais de nous livrer ses réflexions (« il restera à l'homme juste assez de phosphore pour fabriquer des boites d'allumettes et juste assez de fer pour forger le clou d'un pendu ») ou de comparer les figures de l'histoire, avec une saine irrévérence (« Jésus était toujours en proie à une suave extase et Lao-Tseu, plongé dans une mélancolie profonde »). C'est un livre qui se lit vite mais se réfléchit au long cours, parce que l histoire de ce taulier amoureux d'une tzigane cache beaucoup de thèmes importants : l'absurdité du système socialiste, la critique du modernisme, le devoir de mémoire et l'holocauste, entre massacre des souris (inspiration d'Art Spiegelman ?) et suppression cathartique de tous les ouvrages (réponse à l'autodafé) contemporains de l'occupation nazie.
Bilan : 🌹🌹
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