J’ai remarqué qu’il ne se passe pas de jour qui ne nous apprenne une chose que nous ignorions, surtout dans la région des faits. Souvent même, ce sont des choses que nous sommes surpris et presque honteux d’ignorer. Un homme quelconque qui tiendrait note jour par jour, de ces choses, laisserait un livre intéressant. Ce serait le registre curieux des accroissements successifs d’un esprit – du moins de la partie de l’esprit qui peut s’accroître par ce qui arrive du dehors. Une pensée contient toujours deux sortes de choses, celles qui y sont venues par inspiration, et celle qui y sont venues par alluvion.
Ce serait l’histoire de ces dernières. J’ai l’intention, pour ce qui me concerne, d’écrire ce journal. Je le ferai sommairement, car le temps me manque. Je le commence aujourd’hui, 20 juillet 1846, jour de ma fête. Je regrette de le commencer si tard.
Après un an, je reconnais et je conviens que le plan que je me traçais est presque impossible à réaliser. Je le regrette, car cela eût pu être neuf, intéressant,curieux. Mais le naturel et la vie manqueraient à un pareil livre. Comment écrire froidement, chaque jour, ce qu’on a appris ou cru apprendre ? Cela, à travers les émotions, les passions, les affaires, les ennuis, les catastrophes, événements, la vie? D’ailleurs, être ému c’est apprendre. Il est impossible, quand on écrit tous les jours, de faire autre chose de que chemin faisant ce qui vient de vous toucher. C’est ce que j’ai fini par faire, presque sans m’en douter, en tâchant pourtant que ce livre de notes fût aussi impersonnel que possible.
J’écris tout ceci en songeant à ma fille, que j’ai perdue, il y a bientôt quatre ans, et je tourne mon âme vers la providence.
Poésie - Le soleil s'est couché ce soir dans les nuées - Victor HUGO