Citations sur Oeuvres poétiques : Anthologie (33)
LES VOIX INTÉRIEURES
À DES OISEAUX ENVOLÉS
Enfants ! ‒ Oh ! revenez ! Tout à l'heure, imprudent,
Je vous ai de ma chambre exilés en grondant,
Rauque et tout hérissé de paroles moroses.
Et qu'aviez-vous donc fait, bandits aux lèvres roses ?
Quel crime ? quel exploit ? quel forfait insensé ?
Quel vase du Japon en mille éclats brisé ?
Quel vieux portrait crevé ? Quel beau missel gothique
Enrichi par vos mains d'un dessin fantastique ?
Non, rien de tout cela. Vous aviez seulement,
Ce matin, restés seuls dans ma chambre un moment,
Pris, parmi ces papiers que mon esprit colore,
Quelques vers, groupe informe, embryons près d'éclore,
Puis vous les aviez mis, prompts à vous accorder,
Dans le feu, pour jouer, pour voir, pour regarder
Dans une cendre noire errer des étincelles,
Comme brillent sur l'eau de nocturnes nacelles,
Ou comme, de fenêtre en fenêtre, on peut voir
Des lumières courir dans les maisons le soir.
Voilà tout. Vous jouiez et vous croyiez bien faire.
p.122-123
« Chanson » .
« Les hirondelles sont parties.
Le brin d’herbe a froid sur les toits;
Il pleut sur les touffes d’orties .
Bon bûcheron coupe du bois.
Les hirondelles sont parties .
L’air est dur, le logis est bon.
Il pleut sur les touffes d’orties .
Bon charbonnier fais du charbon.
Les hirondelles sont parties.
L’été fuit à pas inégaux ;
Il pleut sur les touffes d’orties.
Bon fagotier , fais des fagots.
Les hirondelles sont parties .
Bonjour l’hiver! Bonsoir ciel bleu!
Il pleut sur les touffes d’orties .
Vous qui tremblez , faites du feu » ...
De quel droit mettez-vous des oiseaux dans des cages?
De quel droit ôtez-vous ces chanteurs aux bocages, Aux sources, à l'aurore, à la nuée, aux vents?
De quel droit volez-vous la vie à ces vivants?
Dansez, les petites filles.
« Dansez, les petites filles,
Toutes en rond,
En vous voyant si gentilles,
Les bois riront.
Dansez, les petites belles,
Toutes en rond,
Les oiseaux avec leurs ailes
Applaudiront .
Dansez, les petites fées ,
Toutes en rond .
Dansez, de bleuets coiffées,
L’aurore au front . »
Les Martyres
Ces femmes, qu’on envoie aux lointaines bastilles,
Peuple, ce sont tes soeurs, tes mères et tes filles !
Ô peuple, leur forfait, c’est de t’avoir aimé !
Paris sanglant, courbé, sinistre, inanimé,
Voit ces horreurs et garde un silence farouche.
Celle-ci, qu’on amène un bâillon dans la bouche,
Cria – c’est là son crime – : à bas la trahison !
Ces femmes sont la foi, la vertu, la raison,
L’équité, la pudeur, la fierté, la justice.
Saint-Lazare – il faudra broyer cette bâtisse !
Il n’en restera pas pierre sur pierre un jour ! -
Les reçoit, les dévore, et, quand revient leur tour,
S’ouvre, et les revomit par son horrible porte,
Et les jette au fourgon hideux qui les emporte.
Où vont-elles ? L’oubli le sait, et le tombeau
Le raconte au cyprès et le dit au corbeau.
Une d’elles était une mère sacrée.
Le jour qu’on l’entraîna vers l’Afrique abhorrée,
Ses enfants étaient là qui voulaient l’embrasser ;
On les chassa. La mère en deuil les vit chasser
Et dit : partons ! Le peuple en larmes criait grâce.
La porte du fourgon étant étroite et basse,
Un argousin joyeux, raillant son embonpoint,
La fit entrer de force en la poussant du poing.
Elles s’en vont ainsi, malades, verrouillées,
Dans le noir chariot aux cellules souillées
Où le captif, sans air, sans jour, sans pleurs dans l’oeil,
N’est plus qu’un mort vivant assis dans son cercueil.
Dans la route on entend leurs voix désespérées.
Le peuple hébété voit passer ces torturées.
A Toulon, le fourgon les quitte, le ponton
Les prend ; sans vêtements, sans pain, sous le bâton,
Elles passent la mer, veuves, seules au monde,
Mangeant avec les doigts dans la gamelle immonde.
« Il y a souvent plus de choses naufragées au fond d’une âme qu’au fond de la mer . »
NIVÔSE
Grêle et vent .La ramée
Tord ses bras rabougris ;
Là -bas fuit la fumée ,
Blanche sur le ciel gris .
Une pâle dorure
Jaunit les coteaux froids ,
Le trou de ma serrure
Me souffle sur les doigts » ..
C'est une triste chose de songer que la nature parle
et que le genre humain n'écoute pas.
LA CORDE D'AIRAIN
XXV GRANDES OREILLES
C'est un bel attribut, la longueur de l'oreille.
L'oreille longue, au fond de l'ombre, oscille, veille,
Songe, se couche à plat, se dresse tout debout,
Entend mal, comprend peu, s'épouvante, a du goût,
Frémit au moindre souffle agitant les ramées,
Se plaît dans les salons aux choses mal rimées,
S'émeut pour les tyrans sitôt qu'il en tombe un,
Fuit le poète, craint l'esprit, hait le tribun.
Ayez cette beauté, messieurs, la grande oreille
Avec le crâne altier et petit s'appareille ;
En être orné, c'est presque avoir diplôme; on est
Le front touffu sur qui tombe le lourd bonnet ;
On a l'autorité de l'ignorance énorme;
On dit: — Shakspeare est creux, Dante n'a que la forme ;
La Révolution est un phare trompeur
Qui mène au gouffre ; il est utile d'avoir peur. —
De l'effroi qu'on n'a plus on fait de la colère ;
Pour glorifier l'ordre, on mêle à de l'eau claire
Des phrases qui du sang ont la vague saveur ;
Dès que le progrès marche, on réclame un sauveur ;
On vénère Haynau, Boileau, l'état, l'église,
Et la férule; et c'est ainsi qu'on réalise
Pour les Suins, les Dupins, les Cousins, les Parieux,
Les Nisards, l'idéal d'un homme sérieux,
Et qu'on a l'honneur d'être un bourgeois authentique,
Ane en littérature et lièvre en politique.
24 mai 1872.
p.551-552
L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn