"Depuis toute la matinée,
Je patauge à travers vos toiles d'araignée.
Aucun de vos projets ne doit être debout.
Je m'y vautre au hasard. Je vous démolis tout.
C'est très réjouissant."
Don César à Don Salluste, Acte IV scène 7
On ne saurait mieux dire !
Victor Hugo, qui n'est jamais en reste pour ce qui est du romanesque, n'a pas ménagé son talent avec son
Ruy Blas, qui voit le valet de Don Salluste propulsé par ce dernier au service de la reine d'Espagne afin de la perdre.
Pris pour un autre, dans les six mois le valet
Ruy Blas devient duc, arbore la Toison d'Or, dirige le conseil du roi et tente de mettre quelque droiture dans les affaires du royaume.
Mais il reste à la merci de son infâme maître, qui connaît ses sentiments pour la reine.
Et voilà réunis tous les éléments d'un drame allant vers sa terrible conclusion, le "ver de terre amoureux d'une étoile" aura rêvé trop fort comme dirait Bashung…
On aime ou on n'aime pas le théâtre romantique, qui nous amène ce
Ruy Blas.
Déchirant une nouvelle fois à pleines dents les "canons du classicisme", Hugo en fait des caisses, certains vers ne passent pas la rampe tant ils sont capillotractés, difficile de ne pas en convenir.
Mais il a donné vie à un personnage au coeur pur, dont la charge sabre au clair à l'Acte II scène 2 est restée dans les annales et peut trouver d'étranges résonnances aujourd'hui encore :
"Bon appétit, messieurs !
Ô ministres intègres !
Conseillers vertueux ! voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison !"
Très inspiré par le sujet, le dramaturge le fait tonner comme un orage puissant sur une centaine de vers.
Et la silhouette du grand Hugo se dessine en ombre colossale derrière ce
Ruy Blas.
D'ailleurs, les conservateurs de l'époque ne s'y étaient pas trompés, qui y voyaient une critique du gouvernement de Louis-Philippe.
Tout était déjà politique jusque dans les théâtres, peut-être surtout dans les théâtres faute de pouvoir battre le pavé et dresser des barricades sans se récupérer un Bourbon pour un autre !
Comme l'auteur ne recule devant rien, il y a aussi ce merveilleux Don César pour la distraction, bon vivant ayant dilapidé sa fortune et perdu sa réputation de grand d'Espagne, dormant dans la rue et fréquentant les mendiants, traîne-savates, voleurs et poètes indigents qui s'y retrouvent.
Un personnage d'honneur, qui refuse d'entrer dans la vengeance de Don Salluste parce qu'elle vise une femme ; Don César, superbe, incendie son cousin :
"Oh ! plutôt qu'arriver jusqu'à ce déshonneur,
Plutôt qu'être, à ce prix, un riche et haut seigneur,
- Et je le dis ici pour Dieu qui voit mon âme, -
J'aimerais mieux, plutôt qu'être à ce point infâme,
Vil, odieux, pervers, misérable et flétri,
Qu'un chien rongeât mon crâne au pied du pilori !"
Acte I, scène 2
Voilà qui est envoyé !
C'est avec
Ruy Blas que j'ai découvert le théâtre d'Hugo. Je m'en suis régalée et m'en régale encore, comme de tout le théâtre romantique.
Les sentiments y consument leurs personnages comme du petit bois, les situations sont clairement incroyables, les mises en scène sont forcément tarabiscotées, c'est un vrai plaisir !
Il faut lire les indications d'une précision maniaque qu'Hugo met en préalable à la moindre de ses scènes, jusqu'au moindre détail des costumes (la robe de la reine "vêtue de blanc, robe de drap d'argent",
Ruy Blas Acte II scène 1), jusqu'au plus petit pli d'un tapis couvrant une table, jusqu'à l'ordonnance des meubles…
Quant à
Ruy Blas en particulier, je lui dois une fière chandelle.
J'avais été pincée à le lire en douce en classe, pendant un cours d'allemand.
Refusant de donner ce que je lisais au professeur, j'avais été envoyée chez la directrice, qui avait l'air bien près de me faire expulser quelques jours, pour me permettre de réfléchir sans doute, et de me coller jusqu'à mon trentième anniversaire.
Je n'en menais pas large.
Après un savon d'anthologie sur les têtes de linotte dans mon genre qui lisaient des magazines en classe et sur l'avenir qu'elles se préparaient, la directrice me demanda ce que je lisais précisémment.
"
Ruy Blas, madame.
- Pardon ???
-
Ruy Blas, de
Victor Hugo, madame."
Grand moment de silence.
Grand moment de solitude pour moi.
Enfin, la directrice eut l'air de trouver ce qui l'intriguait vraiment.
"Vous le lisez pour l'école ?
- Non, madame.
- Pardon ??? Mais pourquoi alors ? Pour… pour votre culture personnelle ?
- Euh, pour moi, oui madame.
- Et pourquoi avez-vous refusé de le donner à votre professeur ?
- Parce que je ne l'avais pas terminé, madame."
Nouveau silence.
"Vous pouvez aller."
La directrice agitait la main vers la porte, je filais avec mon petit classique Larousse beige et mauve sous le bras sans demander mon reste (pour le prêter illico à ma soeur).
Ruy Blas m'avait sauvée de l'expulsion et de nombre d'années de colles…
Tous les talents, cet Hugo, vous dis-je !