Ce livre m'a été envoyé suite à ma candidature à plusieurs livres proposés par l'opération Masse Critique de Babelio sur le thème de la non-fiction.
Je remercie chaleureusement les
Presses Universitaires de Lyon et Babelio de l'envoi de «
Projections de soi, identités et images en mouvement dans l'autofiction » un livre publié dans la collection « Autofictions, etc… »
Avant de commenter cet ouvrage remarquable, une remarque préalable. Bien que d'une construction impeccable, et d'une grande richesse d'analyse, le livre peut être parfois difficile, en raison de son vocabulaire de spécialiste, pour qui, comme moi, n'est pas universitaire, ou n'a pas fait d'études universitaires, dans le domaine des « belles lettres ». Chaque domaine de spécialité a son « jargon », pas toujours facile à comprendre. Ceci-dit, quand le lecteur ignorant se fait aider d'un dictionnaire, ou même de Google, la compréhension du texte redevient plutôt facile.
L'autrice, Élise Huguenin-Lévy, qui est enseignante universitaire (au département d'études françaises de la prestigieuse université de Saint Andrew en Ecosse, fondée en 1413, la plus ancienne université britannique après Oxford et Cambridge, ce doit être bien agréable d'enseigner ou d'étudier là, je reprendrais bien mes études!!!), a choisi une approche originale pour parler de l'autofiction.
Il s'agit d'y analyser le travail de quelques écrivaines et écrivains, identifié.e.s, au moins en partie, dans le champ de l'autofiction et qui font se parler le monde de la littérature et celui de l'image, qu'il s'agisse du cinéma, de
la télévision, ou même de leur image médiatique.
Le livre est particulièrement bien construit, on sent là l'universitaire à l'oeuvre, et c'est très agréable de lire l'exposé du sujet, l'annonce, puis le déroulé du plan, et une conclusion reprenant les points essentiels.
Dans un premier chapitre, intitulé « le moment de l'auto fiction » et qui est une sorte d'introduction à l'ouvrage, est évoqué le contexte socio-culturel dans lequel l'autofiction est apparue, avec notamment, le développement de l'individualité voire l'individualisme, de
la place des femmes dans la société (développement
tout relatif!), de la démocratisation de l'écriture de soi, de la sphère médiatique. Mais aussi
la place de plus en plus importante que prennent les images dans la culture. Elle expose alors l'enjeu de cet ouvrage qui est
« de concevoir l'autofiction non seulement dans le cadre des renouveaux de l'écriture de soi et du rapport au réel, mais aussi sur un plan culturel, celui de
la place jouée par le cinéma, la vidéo, et les possibilités de représentations de soi sur grand et petit écran. ».
Elle expose aussi qu'elle a fait plusieurs choix:
celui de présenter écrivaines et d'écrivains,
tout en s'opposant à l'idée que l'autofiction, par son approche de l'intime, est une manière « féminine » d'écriture littéraire;
celui aussi de mêler autrices et auteurs dont l'oeuvre est achevée ou presque, comme les écrivain.e.s du Nouveau Roman, ou
Georges Perec, ou Georges
Doubrovsky, le créateur du terme d'autofiction, soit enfin la nobelisée
Annie Ernaux, et d'autres dont l'oeuvre est encore en devenir, ou du moins n'est pas terminée, comme
Camille Laurens,
Emmanuel Carrère,
Christine Angot,
Jean-Philippe Toussaint,
Chloé Delaume,
Amélie Nothomb,
Delphine de Vigan, et même l'artiste contemporaine
Sophie Calle.
Les chapitres suivants vont développer différents rapports de l'écriture autofictionnelle et du monde des images, d'abord par une étude de deux auteur.e.s identifiés comme faisant partie du courant du Nouveau Roman:
Robbe-Grillet et
Duras,qui à la fois se sont posés dans leurs oeuvres la question: « comment représenter le réel ? », mais aussi ont utilisé les imaginaires visuels et les stratégies médiatiques ( c'est le cas de
Duras) pour multiplier les possibilités de représentation de soi.
Puis, avec l'analyse du travail de
Camille Laurens,
Georges Perec,
Sophie Calle,
Emmanuel Carrère, l'autrice analyse l'apport du cinéma dans la démarche autofictionnelle.
C'est très intéressant d'y voir abordé, dans le cas de
Georges Perec la question de la quête des origines, par un film tourné sur les
lieux de sa fugue datant de 30 ans, événement sur lequel il avait écrit 10 ans auparavant; ou encore l'autofiction cinématographique faussement réaliste créée par
Sophie Calle.
L'analyse détaillée du travail d'
Emmanuel Carrère, qui est la fois scénariste et romancier, dans sa relation d'un même événement dans le film « Retour à Kotelnich » et dans le livre «
Un roman russe » montre qu'il s'agit par ces deux approches d'essayer de comprendre le sens d'une disparition et de faire aussi une quête de ses origines russes.
Le chapitre intitulé « Adaptations et altérité » examine la problématique de la transformation, ou de l'impossibilité d'adapter, un livre en un film. L'analyse fouillée de l'adaptation cinématographique du livre d'Ernaux «
L'occupation » qui devient le film «L'autre » est absolument passionnante. Élise Huguenin-Levy, qui est une spécialiste reconnue de l'oeuvre d'
Annie Ernaux, y décrit comment le livre a un conte
nu extrêmement visuel, par l'emploi des mots et des situations décrites, pour faire ressentir le sentiment de jalousie à l'égard de celle qui vit désormais avec son ex-amant, et comment l'adaptation en film va nous en proposer une approche bien différente, en nous livrant par une sorte de saturation d'images d'écrans, de vidéos, le fantasme des possibilités de surveillance de l'Autre, que l'on ne verra jamais.
Dans l'examen du livre d'Angot « Pourquoi le Brésil? » et de son adaptation par Laëtitia
Masson en « Pourquoi(pas) le Brésil? » la question de la transposition impossible d'un contenu d'un texte en film est abordée. J'avoue avoir parfois été un peu perdu dans les méandres de ce qui m'a semblé être plutôt un exercice de style.
Enfin, le chapitre « Sujets médiatiques, figures publiques » examine les différentes facettes des rapports de l'autofiction aux médias télévisuels. Avec
Chloe Delaume et
Jean-Philippe Toussaint, ce sont les injonctions de
la télévision, sa transformation du réel de « l'actualité » en stories formatées, qui sont mises en scène sur le mode de l'autofiction. C'est le rapport à l'image médiatique de l'écrivain.e, qui est analysée de façon très éclairante, d'abord dans le cas de Serge
Doubrovsky et de son entretien dans un contexte personnel dramatique à l'émission Apostrophes, de l'image médiatique que donne à voir
Amélie Nothomb, et du questionnement de la réalité chez
Delphine de Vigan.
Dans sa conclusion, après avoir résumé comment se décline le rapport de l'autofiction aux images, elle en analyse l'évolution depuis son apparition, les différentes possibilités qu'elle offre et son devenir.
Sa conclusion est plutôt optimiste quant aux champs qui s'ouvrent.
Mais, quant à moi, je regrette qu'elle n'ait pas mis plus l'accent sur l'intérêt de ce domaine de la culture pour décrypter les dangers et prendre du recul à l'égard de la reconstruction artificielle, perverse et nocive, de la réalité que nous proposent les médias, et ouvrir notre esprit sur la réalité de l'image de soi véhiculée par les réseaux sociaux. Mais ce n'était sans doute pas le but de ce passionnant, bien qu'un peu difficile, ouvrage.
Pour conclure, une remarque personnelle. Je vois souvent, sur Babelio, ou dans mes discussions avec d'autres, que le sujet de l'autofiction est clivant, que les auteurs qui parlent d'eux-mêmes sont disqualifiés, traités de nombrilistes, inintéressants, voire totalement irritants.
Or, je trouve que, dans un monde saturé d'images et de manipulations par l'image, les livres qui questionnent, par le biais de la fiction au sujet de soi, l'identité personnelle et collective (Ernaux en est un magnifique exemple), le rapport au réel, aux origines, la manipulation, etc.., sont une approche passionnante de la littérature, aussi digne d'intérêt que la fiction pure, voire la science-fiction et la littérature fantastique.
Après
tout, on peut aimer Rembrandt et Pollock, Vermeer et Rothko, pourquoi pas
Annie Ernaux et Philip K.Dick?