Je prétends que tout ce que nous vivons est un livre ou un film. En tout cas une fiction, recomposée ou non. Le film en cours s'intitulait Retour à Drysden. Je logeais dans un décor de film policier. La route qui serpentait dans les montagnes était celle de Shining. Comme dans le film de Kubrick, une caméra dans un hélicoptère avait filmé le trajet de la voiture. Drysden n'existait pas. Le monde n'existe pas. Le monde est une histoire pleine de bruit et de fureur.
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La fiction est la réalité et la réalité est la fiction. La confusion, inévitable, mène au malheur. Ou peut-être à une autre forme d'humanité
(...) je me demande comment on arrive encore à écrire des livres originaux dans ce pays (sauf si la seule vraie originalité vient de la convention, comme le disait Sarah). Un site [américain] précise justement que toutes les conventions narratives doivent être utilisées : intrigue, personnage, décor, climax et dénouement. Et que les détails doivent être soigneusement choisis pour soutenir ou embellir l'histoire.
Je change de langue : passant sur des sites allemands, je trouve des études universitaires sur la chanson de geste ou Walter Benjamin que j'abandonne aussitôt. Sur les sites français, des cours pour le bac me proposent des analyses basiques de narration. En dix minutes, la différence des approches entre les trois cultures est évidente. Les Américains proposent de faire, les Français de commenter, les Allemands de philosopher. On dirait une caricature.
Et aussitôt le tweet a été commenté par des millions d’autres tweets, analysé à la radio et à la télé, répercuté par l’immense et folle caisse de résonnance du monde. L’épuisante société du bavardage.
En Amérique, la politique est un divertissement. Les présidents sont des acteurs à la retraite, des présentateurs d’émissions de télé-réalité et, lorsqu’ils ne le sont pas, c’est qu’ils ont passé trop de temps à jouer des rôles dans la vie pour le faire devant une caméra. En revanche, rien n’est plus politique que le divertissement. Depuis cinquante ans, Hollywood a plus fait pour la puissance américaine que tous les présidents réunis. Cela je l’ai suivi. J’y ai été attentif. J’ai tenté d’embrasser la nébuleuse fictionnelle et idéologique. J’ai regardé les présidents de fiction. J’ai regardé les extraterrestres, les animaux, les hold-up, les super-héros, les uchronies, les dystopies, les utopies, les comédies, les mièvreries, les dinosaures et les apocalypses, et partout j’y ai vu de la politique. J’ai su que la réalité n’existait plus et que tous nous étions emportés par le fleuve furieux et doux de la fiction, qui s’emparait de nos vies, de nos consciences, de nos espoirs et de nos rêves comme un tyran mielleux, travaillant à notre bonheur, pourvoyant à notre sécurité, prévoyant et assurant nos besoins, facilitant nos plaisirs, nous ôtant entièrement le trouble de penser et la peine de vivre.
Mon portable est devant moi : un objet luisant à la coque sombre, l'écran bleu scintillant d'applications colorées. Posé à plat sur le bureau, il emporte avec lui des univers encastrés, des profondeurs multiples. En ce petit objet se logent des mondes et il me semble... qu'une menace perce dans son éclat. Je sens une présence. L'idée est paranoïaque, mais je sais que la réalité est devenue paranoïaque et vibrante. Je le sais comme tout le monde... : l'individu a offert son âme aux réseaux.
Fake est le nom de code du monde moderne.
"La beauté n'est pas l'unique but de l'art, loin de là, mais elle est parfois son seul pouvoir."
De même qu’un coup de poing au cinéma n’a rien du son d’un vrai coup, l’environnement sonore est une réinvention. Le bruit véritable d’une explosion d’obus n’a encore jamais été entendu au cinéma, parce qu’il ne correspond pas aux attentes des spectateurs : les explosions d’obus sont en fait des éclatements de bidons vides parce que l’écho de leur vacarme épouvantable est plus évocateur que l’explosion sourde d’un obus. De sorte que des sons que nous croyons reconnaître n’ont jamais existé dans la réalité. Ils ne sont que des imitations d’illusions.
Je sais ce que nous, journalistes, somm capables d'inventer, même malgré nous, quelle mécanique d'aveuglement nous pouvons édifier, potence de la vérité et de la raison.