AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 9782290384978
288 pages
J'ai lu (16/08/2023)
3.28/5   643 notes
Résumé :
C’est un roman dont Yes, une jeune chienne, est le personnage principal. Un soir, celle-ci, traînant une sale histoire avec sa chaîne brisée, surgit à la porte d’un vieux couple, Sophie une romancière et Grieg son compagnon. À partir de là, le destin de Yes va tenir à lui seul la narration. D’où vient-elle, qu’a-t-elle vécu ? Est-on à sa poursuite ? La chienne se révélera la gardienne de ce qui caractérise l’humain. La gardienne du langage. Mais une gardienne menacé... >Voir plus
Que lire après Un chien à ma tableVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (157) Voir plus Ajouter une critique
3,28

sur 643 notes
En décernant le Prix Femina 2022 à Claudie Hunzinger pour Un chien à ma table, le jury a récompensé une belle oeuvre littéraire, un superbe travail d'écri-vaine, comme Grieg, le compagnon de la narratrice aime à la définir.
Modifiant un peu son nom, l'autrice dit s'appeler Sophie Huizinga ; elle m'emmène dans cette maison située aux Bois-Bannis, un nom assez peu engageant mais qui ne rebute pas ce couple uni par une complicité profonde et très émouvante.
C'est là qu'a débarqué une chienne en piteux état qu'elle nomme sans hésiter Yes. La narratrice constate, horrifiée, que cette chienne a été victime de sévices sexuels et qu'elle porte des blessures. Mais, aussitôt après avoir mangé, Yes disparaît.
Ainsi, tout au long de ce roman, le chien n'apparaît pas constamment. Il sert plutôt de repère, de support dans cette maison isolée que frôlent tout de même un parcours santé et le GR5. Quelques passages mis à part dans lesquels Claudie Hunzinger paraît meubler, je suis la plupart du temps très touché, vite ému par ses réflexions, ses avis pertinents sur notre planète. le saccage de la nature, du vivant, est dénoncé avec tellement de pertinence qu'il est impossible de lire ces passages sans être bouleversé. La justesse de son point de vue sur une évolution qui ne semble pas inquiéter la majorité des humains, mérite d'être prise en compte.
Avec ça, l'autrice partage sa façon de faire, son travail au quotidien pour ne rien perdre de ses observations. Il le faut bien car il ne se passe tout de même pas grand-chose dans ce coin isolé des Vosges d'où, indique-t-elle, on aperçoit une autoroute au loin…
Après une sortie dans la libraire Rive Gauche, à Lyon, Sophie que Grieg appelle aussi « ma Biche » ou encore « Cibiche », retrouve les Bois-Bannis et Litanie, leur ânesse, compagne essentielle. Là, elle peut se confier, disserter sur elle-même, faire partager son ressenti face aux animaux, aux gens, aux chiens, à la nature, aux aléas de la météo.
Est-ce un effet de l'âge, mais Claudie Hunzinger me touche vraiment lorsqu'elle évoque la vieillesse, la diminution de ses ressources physiques, voire la perte de certaines possibilités autrefois essentielles. Elle ajoute à cela ce que la vétusté des choses déclenche en elle et les questions qu'elle pose : « Pourquoi la vétusté est-elle douce et anarchiste en même temps ? Pourquoi est-elle compatissante ? »
Que c'est bien écrit ! Que c'est juste !
Qu'elle se nomme Sophie Huizinga ou Claudie Hunzinger, depuis les Bois-Bannis, ne peut mettre un point final à Un chien à ma table sans évoquer cette mort inéluctable pour tout vivant, sans une pirouette humoristique et poétique. Humoristique avec Grieg qui lui demande enfin d'acheter des bretelles pour tenir son pantalon ; poétique grâce à Dominique A et sa chanson « Les éveillés » avec ces vers simples et admirables :
« Nous n'avons pas le droit de nous / perdre de vue.
Nous n'avons pas le choix / et tu le sais.
Il n'est pas question que l'amour/vienne à manquer ».

J'ajoute que Un chien à ma table fait partie des huit livres en lice pour le Prix des Lecteurs des 2 Rives.

Lien : https://notre-jardin-des-liv..
Commenter  J’apprécie          1318
Après « La survivance » et « La langue des oiseaux » c'est le troisième roman de cette auteure que je dévore depuis mon environnement bitumé de citadin.
Lire cette écri-vaine, comme elle se définit, c'est pour moi, pénétrer une dimension quasi inexplorée à la nature souveraine où le guide de vie est l'instinct.
Merci à Mme Hunzinger d'être mon tempérament opposé. Cette altérité bienfaisante, m'enivre, m'emporte. Je me sens choyé mais malgré tout bousculé, effrayé, par l'importance et l'urgence sérieuses à maitriser les concepts inquiétants et menaçants énoncés dans ce roman.
L'anthropocène, cette nouvelle époque géologique qui se caractérise par l'avènement des hommes comme principale force du changement sur terre surpassant les forces géophysiques est en marche et se confirme être suffisamment alarmante pour nous entrainer dans un chaos intégral si elle n'est pas endiguée.

Sophie Hunzinga et Grieg son compagnon se sont retirés dans une ancienne bergerie au nom prédestiné : « Les bois-bannis ». Ce lieu-dit excentré, peuplé en son temps par des anabaptistes est à une heure de marche de tout site habité.
Ils ont pour seuls remparts leurs livres, leur connaissance et leur amour de la nature.
« Et moi, je voulais encore une fois gouter au plaisir infini de déguerpir. Déguerpir, c'est ma base de romancière. de livre en livre, je me suis accrochée au déguerpir comme à la queue d'un renard. »

Par je ne sais quel prodige, malgré la perception de ce chamboulement annoncé, je me sens serein. Est-ce cette écriture expérimentée et érudite qui canalise mon inquiétude débordante, qui ralentit mon pouls, qui m'apaise et me tranquillise ou est-ce l'apparition d'une vieillesse partagée avec Sophie et Grieg qui atténue le marasme à venir par le vécu d'une vie déjà bien pleine ?

Dans ses romans, Claudie Hunzinger m'a rendu capable avec sensualité et poésie à percevoir le sifflet des oiseaux dans les cimes, à écouter bruisser les feuilles des arbres, à saisir les plaintes du vent, à pactiser avec un âne aimable, à voir un cerf autrement.
Comment ne pas être ensorcelé ?
Je suis comme un chien à sa table, j'attends qu'elle me jette ses mots en pâture pour m'en délecter, m'en réconforter, m'alerter aussi, jamais rassasié.
Je ne suis plus là, je suis dans ses pas, dans mes brodequins boueux à arpenter le terroir autant que le territoire avec « Yes » sa jeune chienne qui l'accompagne et qu'elle aime à l'égal de son compagnon aigri de la vie bafouillant qu'on lui foute la paix.

Je n'ai pas les compétences pour faire un quelconque bilan. « Il disait qu'on s'habituait tranquillement, voilà tout. Qu'on s'habituerait au pire. Qu'on allait tranquillement banaliser l'insoutenable. »
Je n'imagine pas ma part de responsabilités mais je suis conscient du dégât accompli et de l'immense tâche à effectuer pour soigner ce qu'il est encore possible de sauver.
« Mais je le répète, le monde ne s'était pas écroulé. Juste un peu plus que la veille et c'est un fait qu'on ne lui appartenait déjà plus. »

Parce que je repense à toutes mes années de services, bientôt, il y a aura les années de sévices. le temps perdu qu'on ne rattrape plus. Antisocial, je perds mon sang froid…
Commenter  J’apprécie          12118
Encore une fois et malheureusement, mon retour prendra une direction différente de celle des jolis retours des Babelpotes que j'ai vus défiler ces dernières semaines et qui m'ont fortement incitée à réserver "Un chien à ma table" à la bibliothèque. Non pas qu'il m'ait franchement déplu, mais quelque peu déçue, oui malheureusement.

Sophie et Grieg forment un vieux couple, installé depuis trois ans aux Bois-Bannis dans une vieille maison cachée et entourée de forêts. Pendant que Sophie, écrivaine de profession, ne fait plus qu'un avec la nature au gré de ses marches forestières, Grieg, quant à lui, a depuis longtemps quitté le monde réel en se réfugiant dans ses livres. Un soir, apparaît, sur le seuil de la maison, une chienne traînant une chaîne cassée et ayant visiblement subi des sévices. Sophie décide aussitôt de la garder, tout en appréhendant le fait que son maître maltraitant vienne la récupérer sous peu. Yes, la petite chienne, s'immisce donc dans la vie du vieux couple, dont le quotidien se résume à s'éloigner de plus en plus de ce monde actuel qui court à la dérive, à vieillir sereinement entre balades dans la nature le jour et lectures la nuit, tout en philosophant sur la société actuelle.

Tout était là pour me plaire : des personnages qui refusent d'entrer dans le moule et qui tiennent absolument à rester sur la marge (à 80 ans en plus, c'est beau !), l'amour et le respect de la nature et des animaux, la passion des livres, de grands espaces naturels qui changent au fil des saisons, le grand air, comme une sorte de ressourcement...

Comme tout n'est qu'introspection, la narration à la première personne nous invite à entrer dans la peau de Sophie, dans ses pensées et ses réflexions, dans son corps vieillissant. Sophie est une dame qui, malgré son âge et les signes de la vieillesse, reste vive d'esprit (et de corps malgré tout). Elle nous partage toutes ses idées, toutes ses réflexions sur notre société actuelle, sur nos modes de vie, sur les humains en général. C'est là que ça a un peu coincé pour moi, puisque ça part un peu dans tous les sens et que l'on se rend compte au fil de la lecture qu'il n'y a en fait guère d'intrigue : une chienne a fait irruption chez ce couple qui continue de vieillir et de mener son train-train comme auparavant, il ne se passe rien d'autre et on a tôt fait de le comprendre. Mais ce n'est pas dérangeant en soi puisque la nature environnante et surtout le cheminement intérieur de Sophie emplissent l'espace, mais de manière trop décousue. Vous allez me dire que c'est normal puisqu'on est dans ses pensées et que les pensées sont rarement ordonnées. Soit, je plussoie mais c'est davantage la façon dont elles sont couchées sur le papier qui m'a quelque peu gênée.

Et c'est là que j'en arrive au style d'écriture de l'autrice : je n'ai rien à lui reprocher dans le sens où elle use d'une plume riche, élaborée, travaillée, cultivée (et ponctuée !), et en cela c'est très agréable et appréciable. Mais les phrases, tantôt très courtes qui tiennent en un ou deux mots, tantôt très longues qui tiennent sur une bonne dizaine de lignes, m'ont souvent rendu la lecture un peu ardue. le style de narration est en fait un peu lourd, peu fluide, soit trop haché, soit qui a fini par me faire perdre le sens de la phrase à cause des nombreux apartés.

En revanche, j'ai beaucoup aimé le cadre, les personnages, leur mode de vie et leurs points de vue. J'ai également beaucoup apprécié la façon dont sont traités les animaux, sur un pied d'égalité avec les humains, d'où le titre du livre d'ailleurs.

Un retour mitigé donc, mais comme vous pouvez le constater, c'est vraiment personnel. La trilogie romanesque de Jón Kalman Stefánsson ("Entre ciel et terre", "La tristesse des anges", "Le coeur de l'homme"), puis "On était des loups" de Sandrine Collette, et maintenant "Un chien à ma table" de Claudie Hunzinger... Je commence à me demander si je n'ai pas un problème avec l'introspection et le style de narration que cela implique...
Commenter  J’apprécie          10929
Magnifique roman qui vient d'avoir le Prix Femina 2022. Belle récompense méritée. Premier livre que je lis de l'autrice mais sûrement pas le dernier.
Sophie et Grieg habitent dans les Vosges au milieu de la forêt. Cela fait trois ans. Un soir, une jeune chienne surgit auprès du vieux couple avec sa chaîne brisée et une apparence maltraitée. Sophie l'adopte et la prénomme Yes. Ce n'est pas qu'un roman pour femmes à toutou, c'est beaucoup de choses. Elle parle du monde qui va mal, de la nature qui la ressource. La présence d'autres humains est vue comme un danger à ses yeux. La vieillesse y est souvent notée, mais l'autrice garde une fraîcheur d'écriture et un dynamisme à toute épreuve. Une belle réflexion sur la vie d'aujourd'hui ainsi que des souvenirs d'hier. Un livre que je vous recommande bien évidemment.
Commenter  J’apprécie          11712
Depuis trois ans, une écrivaine Sophie Huizinga et Grieg, son compagnon depuis presque soixante ans vivent pratiquement en reclus, dans une petite maison cachée au fin fond d'une forêt vosgienne au lieu-dit, Les Bois-Bannis, un nom étrange. Ils l'avaient découverte au moment même où ils avaient eu envie de changer encore une fois d'air et « pour se sortir sans trop de casse du chaos qui s'annonçait et que tout le monde avait senti venir sans bouger le petit doigt. »
Sophie écrit des livres qui parlent de grand air et de nature et se définit elle-même comme une romancière des marges. Quant à Grieg, il est déjà comme sorti du monde, dormant le jour et lisant la nuit, survivant grâce à la littérature.
L'arrivée un soir, par la porte laissée ouverte d'un « balluchon de poils gris, sale, exténué, famélique », d'une petite chienne blessée, va carrément réenchanter leur vie et rapprocher ce couple vieillissant. Leur vie va se trouver bousculée quand ce troisième personnage va s'inviter à leur table.
C'est d'abord Sophie qui va retrouver le goût de sortir et retrouver des forces au contact de cette nature avec qui elle fait littéralement corps et ressentir des instants de joie divins, ces éclairs que l'on ressent de se sentir en vie. Puis Grieg lui aussi sera gagné par l‘énergie transmise par cette petite chienne. Ils vont du coup refaire chambre commune, se fabricant un lit composé d'un simple cadre de quatre planches clouées, posé au sol et en y entassant trois ans de journaux ficelés par petits tas pour le combler, leurs deux matelas posés dessus. Dès le premier soir, Yes n'hésitera pas à sauter sur le lit et désormais ils dormiront tous les trois « sur les nouvelles du monde, celles qui de jour en jour tombent dans les abîmes pour être remplacées par les suivantes »…
Un chien à ma table, Prix Femina 2022, évoque le désastre qui menace notre planète avec la disparition entre autres, de multiples espèces animales. le personnage de Sophie, cette femme révoltée va transformer cette catastrophe environnementale en une véritable ode à la nature, et nous offrir une magnifique fresque de la nature sauvage, du monde végétal et animal. Ses escapades aux alentours de leur bâtisse offrent au lecteur de sublimes pages de poésie.
Beau roman d'amour, il est aussi une réflexion sur la vieillesse et sur le pouvoir de la littérature tout en mettant en avant les bienfaits de ce qu'un certain Pierre Rabhi nommait la sobriété heureuse.
J'ai particulièrement apprécié cette osmose entre l'humain et la nature que recherche Sophie Huizinga, alias Claudie Hunzinger et qu'elle excelle à dépeindre.
J'ai été happée par cet hymne à la Terre et à la vie qu'est Un chien à ma table, récit de ce trio qui vit en communion avec la nature et entouré de livres...
Commenter  J’apprécie          1041


critiques presse (6)
LaLibreBelgique
03 janvier 2023
Un roman à l'écriture splendide qui raconte le crépuscule lumineux du monde et de la vie.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
LaCroix
28 novembre 2022
Récompensée du prix Femina pour son roman Un chien à ma table, l'écrivaine de 82 ans poursuit une double œuvre dans la littérature et les arts plastiques depuis ses marges vosgiennes.
Lire la critique sur le site : LaCroix
RevueTransfuge
15 novembre 2022
Un très beau roman de Claudie Hunzinger, où l’inquiétude le dispute à la grâce, où bêtes, arbres et humains s’entrelacent.
Lire la critique sur le site : RevueTransfuge
Culturebox
08 novembre 2022
Ce livre un peu foutraque, bourré de fantaisie, est une invitation au pas de côté, une ode à la nature, à la vie, à la poésie, preuve que l'écrit n'est pas vain. Certaines pages sont d'une beauté à couper le souffle. Un chien à ma table figure sur les deuxièmes sélections des prix Renaudot, Femina, et Medicis.
Lire la critique sur le site : Culturebox
LeFigaro
29 septembre 2022
Loin de moi l’idée de dévoiler le dernier passage de ce roman de toute beauté. Mais, je voudrais seulement rappeler à son auteur que l’on peut aussi lire avec des larmes plein les yeux. Ces larmes - non de tristesse mais d’émotion absolue pour l’humanité qu’elle dépeint par l’entremise du couple qu’elle forme avec Grieg, son compagnon de toujours, et la splendeur sauvage des bois au milieu desquels elle vit - embuent la lecture de ce roman de bout en bout.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
LaCroix
06 septembre 2022
Claudie Hunzinger explore avec sa belle acuité son rapport au monde animal.
Lire la critique sur le site : LaCroix
Citations et extraits (207) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
C’était la veille de mon départ, la nuit n’était pas encore là, je l’attendais, assise au seuil de la maison face à la montagne de plus en plus violette ; j’attendais qu’elle arrive, n’attendais personne d’autre qu’elle, la nuit, tout en me disant que les hampes des digitales passées en graines faisaient penser à des Indiens coiffés de leurs plumes sacrées, que les frondes des fougères-aigles avaient jauni, que les milliers de blocs abandonnés sur place, dos, crânes, dents, de la moraine glaciaire surplombant la maison parlaient de chaos, de déroute, presque de la fin d’un monde. Et que ça sentait la pluie. Donc, demain, mettre mes Buffalo, prendre ma parka. Était-ce l’approche de la nuit? La moraine changeait d’intensité. Ses échines bossues tressaillaient d’éclats de mica et pendant de petites fractions de seconde continuaient d’avancer vers moi en claudiquant – quand une ombre s’est détachée de leurs ombres.

J’ai vu cette ombre ramper entre les frondes des fougères. Traverser le campement des digitales. J’ai tout de suite distingué le tronçon de la chaîne brisée. Un fuyard. Il s’approchait. Il m’avait sans doute repérée bien avant que je ne l’aie vu. Un bref moment, les fougères, de taille humaine, me l’ont dérobé, il a réapparu plus loin, il filait. Je m’étais dressée pour mieux suivre sa course. Il a obliqué. Il descendait maintenant droit vers moi. À dix pas, il a ralenti, a hésité, s’est arrêté: un baluchon de poils gris, sale, exténué, famélique, où de larges yeux bruns, soutenant mon regard, m’observaient du fond de leurs prunelles. D’où venait-il? Nous habitions au milieu des forêts, loin de tout. La porte de la maison, dans mon dos, était restée ouverte. J’ai fait quelques pas en arrière, laissant le champ libre. Écoute, je ne m’intéresse pas du tout à toi, je veux juste te préparer une assiette, alors entre, entre, tu peux entrer. Mais l’inconnu refusait d’approcher davantage. D’où tu viens? Qu’est-ce que tu fais là? J’avais baissé la voix. Je chuchotais. Alors, il a fait un pas. Il a franchi le seuil. Je reculais. Il me suivait avec précaution, le besoin de secours plus fort que l’effroi, prêt néanmoins à fuir, posant au ralenti l’une après l’autre ses pattes sur le plancher de la cuisine comme sur la surface gelée d’un étang qui aurait pu se briser. Nous étions tous les deux haletants. Tremblants. On tremblait ensemble.

Dans la nuit qui avait précédé l’arrivée du fuyard, les phares d’une automobile avaient balayé la forêt, allant, revenant, quatre ou cinq fois, avant de disparaître avec lenteur. J’avais remarqué qu’à chaque virage de cette route au loin, quand montait une voiture, ses faisceaux de lumière traçaient aux murs de ma chambre des losanges prodigieux qui en faisaient le tour comme pour m’en débusquer.

Il y a un chien, ai-je crié à Grieg qui se trouvait dans son studio situé à côté du mien, à l’étage. Chacun son lit, sa bibliothèque, ses rêves ; chacun son écosystème. Le mien, fenêtres ouvertes sur la prairie. Le sien, rideaux tirés jour et nuit sur cette sorte de réserve, de resserre, de repaire, de boîte crânienne, mais on aurait pu dire aussi de silo à livres qu’était sa chambre.

Quand celui qui était mon compagnon depuis presque soixante ans, mon vieux grigou, mon gredin, au point que je le surnommais Grieg (lui, les bons jours, m’appelait Fifi, les très bons Biche ou Cibiche, les mauvais Sophie), alors quand Grieg est descendu de sa chambre – barbe de cinq jours, cheveux gris, bandana rouge autour du cou, sans âge et sans se presser, comme quelqu’un à qui on ne la fait pas, revenu de tout, revenu du monde qui ne le surprenait plus, ne l’indignait pas davantage, dont il avait accepté la défaite en même temps que celle de son corps, ce monde auquel il préférait à présent les livres, alors quand il s’est approché, sentant le tabac, la fiction et la nuit qu’il adorait, grognant à son habitude d’avoir été dérangé –, le chien est venu se réfugier à mes pieds où il a roulé sur le dos, m’offrant son ventre piqueté de tétons.

Ça m’est venu en un éclair, and yes I said yes I will yes, je l’ai appelée Yes.

J’ai dit: Je suis là, Yes, et je me suis accroupie, et j’ai passé mes doigts à travers le pelage feutré de son encolure, mêlé de longues tiges de ronces, de feuilles de bouleau, de débris de mousses, et trempé. La fuyarde avait pris la pluie avant nous, elle venait de la pluie, de l’ouest, et sentait le chien mouillé. J’ai cherché s’il y avait une plaque au collier. Au passage, j’ai scruté le pavillon de ses oreilles à la recherche d’une identité, d’un tatouage, de quelque chose, mais rien, sauf une tique que j’ai enlevée avec le crochet en plastique jaune toujours dans la poche de mon pantalon. La chienne se laissait faire. Je lui disais, je suis là, c’est fini, tout va bien. Elle répondait, j’entendais qu’elle me répondait de tout son corps qui s’était remis à trembler pour me signifier sa peur et sa confiance en moi. J’ai aussi compté les doigts de ses larges pattes fourrées, elle en avait quatre plus deux ergots aux pattes arrière. Une race de berger, a dit Grieg penché au-dessus de nous. Et encore une fois j’ai dit je suis là. J’aurais volontiers continué comme ça, et elle aussi, dans la pénombre qui s’avançait, qui nous enveloppait, quand j’ai écarté le panache de sa queue qu’elle avait rabattu sur son ventre: les babines de son petit sexe animal, déchirées au niveau des commissures, étaient poisseuses de fluides et de vieux sang séchés ; et la peau du ventre sous le pelage, noire d’hématomes. J’étais sans voix. Puis j’ai chuchoté, encore et encore je suis là, c’est fini. La petite chienne qui avait à nouveau roulé sur elle-même me présentant son dos, s’était mise à haleter violemment, le vent aussi dehors. Agenouillée près d’elle, doucement je passais mes doigts le long de son échine, et j’ai dit à je ne sais quelle instance invisible: Sévices sexuels sur un animal. Crime passible de condamnation. – Ça s’est toujours fait, a répondu Grieg comme d’une planète où les campagnes existaient encore. – J’ai répondu: Ça n’a rien à voir. Le monde a basculé.

Sans savoir pourquoi, j’ai alors pensé à La Marchande d’enfants de Gabrielle Wittkop, et j’ai vu une petite chienne à poils gris, hurlante, s’échapper d’un pavillon pour courir vers la forêt – alors que dans le roman, c’est une petite fille nue, hurlante, qui court vers la Seine pour s’y jeter. J’ai dit ça à Grieg. Je voyais ce qu’avait été la fuite de la petite chienne vers les limites où se dressent les arbres et les ombres des arbres pour venir jusqu’à moi. – J’ai dit: elle est sûrement mineure. – Tu mélanges tout, a répondu Grieg. Mais, tandis que je m’exhortais moi-même, laisse tomber, c’est un sale truc, un très sale truc, ça sort du Net, ne t’avance pas plus loin même si ça contient la matière d’un grand sujet contemporain, et tandis que je pensais à ces choses ignobles qui aujourd’hui existent, étrangement, dans la vitre de la porte-fenêtre qui donnait à l’avant de la maison sur la prairie, une vitre large et vraiment haute, brillante comme du cristal, le reflet de la petite chienne qui s’était remise sur ses pattes semblait flotter au-dessus de la prairie qu’on devinait de l’autre côté, y flotter comme un nuage, seul, léger, un petit nuage orphelin, et sa déréliction était si gracieuse que cela transformait le récit ultracontemporain d’exactions zoophiles, en un autre récit où il était question de fantaisie, d’amitié profonde et de légèreté.
J’ai dit à Grieg: On va la garder.

Je n’avais pas allumé pour ne pas l’effrayer. La cuisine baignait à présent dans la pénombre d’un crépuscule vert virant au noir. Le vent s’engouffrait par la porte restée ouverte sur la moraine, un courant thermique descendant aussi mordant que l’ancienne gueule glaciaire qui avait occupé le versant de la montagne avant de se rétracter, laissant traîner l’entassement de ses blocs fracassés. J’ai dit à Yes: Tu attends, tout en tâtonnant autour de son cou, et finalement j’ai trouvé le moyen de défaire la fermeture du collier métallique, et j’ai balancé le tout, la chaîne, la servitude, l’infamie, à l’autre bout de la pièce. J’ai répété en chuchotant: Tu attends. Je me suis relevée, j’ai préparé une assiette plus une gamelle d’eau que Yes a vidées en pas même une minute. Puis elle s’est secouée, cent ans de moins, enfantine, pour aussitôt refiler vers la porte, à l’autre bout. Elle se cassait. Nom de Dieu. C’est à peine si je la distinguais encore, il faisait sombre, mais j’entendais le crissement de ses griffes sur le plancher parcourir la cuisine en sens inverse, tandis que s’éloignait aussi la profonde odeur de neige, de vase et de loup qui remonte d’un chien mouillé. J’ai voulu la suivre, et quand parvenue au seuil, j’ai regardé dehors, je n’ai aperçu aucune chienne, ni personne, et dans la nuit, pas même une ombre ne flottait, seulement un goût d’irrémédiable, et alors je suis rentrée et j’ai vu que je tenais encore en main une ronce.

— On n’aurait jamais dû la laisser partir. On aurait dû l’emmener chez un véto.
– Il n’y avait pas d’infection, a répondu Grieg.
– Apparemment, mais qu’est-ce qu’on en sait, ai-je répondu, et j’ai allumé la lumière.
Commenter  J’apprécie          171
Pourquoi un soir de cet automne ,ai -Je alors pensé : je veux bien être devenue vieille ,d'accord,je prends la vieillesse et son corps déglingué ,mais je prends aussi l'inconnue qui va avec elle! J'avais oublié l'inconnu.N'oublie pas l'inconnu.Et j'ai longuement pensé à l'inconnu devant moi,et la vieillesse m'a semblé devenir une sorte d'expédition en zone inconnue.Je l'ai pris comme ça.Je me suis dit ,je vais écrire le livre de cette expédition.Au mot expédition, des digitales me sont apparues .Leurs multiples gueules océllées d'yeux.Chacune une caverne.Un monde.La jungle à portée de main! Et brusquement ,j'ai vu un livre couleur de digitale.Un livre pourpre.Un livre tonicardiaque.M'est alors revenue cette fille qui allait dans les montagnes secouer les hampes des digitales passées en graines au -dessus d 'un grand parapluie renversé. Elle les apportait ensuite à un laboratoire de pharmacie.On en soignait les coeurs.Écrire un livre qui fasse battre les coeurs ,voilà à quoi j'ai alors pensé. Et battre le mien,pour commencer,me suis-je dit.C'est la seule chose qui m'intéresse aujourd'hui.Sentir mon coeur battre encore .Je ne vais pas déjà la fermer.C'est trop tôt. Sauf que mes nouvelles chaussures ,ça ne suffira pas pour porter mon corps déglingué au-devant de ce livre pourpre à écrire encore.C'est alors que j'ai pensé au désir.Est-ce qu'il est toujours là, le désir ? Bien sûr qu'il est là. Il est toujours là.
Qui me sort du lit,le matin?
Qui me tire dehors,pas loin mais quand même ?
Qui m'appelle là-bas ?
Lui.Le désir.
Je désire encore le dehors de façon démesurée.
J'ai donc aussi le désir pour moi.( Page 95/96).
Commenter  J’apprécie          180
Depuis, on avait appris la retenue. On avait appris la fin des provisions, la famine proche. On avait changé. On n’en n’était plus à l’opulence. On sentait bien que sous nos pieds la moraine s’était ébranlée, que ses rochers géants basculaient, que la Terre basculait, que l’humanité basculait, qu’on était entrés dans l’ère d’un basculement, grand à vous donner le vertige. Les forêts brûlaient. Les océans agonisaient. Le permafrost fondait, libérant des virus préhistoriques comme autant de zombies. Les villes s’étendaient, immenses, nouvelles, et rien qu’à les voir, on savait qu’on ne retournerait pas en arrière.
Commenter  J’apprécie          412
D’ailleurs, la maison tremblait sous le vent du nord. Et moi, j’avais la sensation que nous avions traversé la vie en tremblant et en nous cachant comme deux bêtes, et que nous avions croisé beaucoup d’autres bêtes tremblantes et cachées, et que nous étions enfin dans notre tanière. Vieux et à l’abri. Un abri d’urgence fait de rien. Rien, c’est le mot. Et si c’était ça le secret de cette maison que j’avais voulu vidée de tout sauf de l’essentiel ! Le feu, l’eau, le bois.
(page 239)
Commenter  J’apprécie          520
Il s’approchait. Il m’avait sans doute repérée bien avant que je ne l’aie vu. Un bref moment, les fougères, de taille humaines, me l’ont dérobé, il a réapparu plus loin, il filait. Je m’étais dressée pour mieux suivre sa course. Il a obliqué. Il descendait maintenant droit vers moi. À dix pas, il a ralenti, a hésité, s’est arrêté : un baluchon de poils gris, sale exténué, famélique, où de larges yeux bruns soutenant mon regard, m’observaient du fond de leurs prunelles.
(page 12)
Commenter  J’apprécie          390

Videos de Claudie Hunzinger (16) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Claudie Hunzinger
Extrait du livre audio « Un chien à ma table » de Claudie Hunzinger lu par Marie-Christine Barrault. Parution CD et numérique le 12 avril 2023.
https://www.audiolib.fr/livre/un-chien-ma-table-9791035413453/
autres livres classés : vieillesseVoir plus
Les plus populaires : Littérature française Voir plus


Lecteurs (1330) Voir plus



Quiz Voir plus

Un chien à ma table

Comment s’appelle le lieu-dit où habitent Sophie et Grieg ?

Les Bois-Bannis
Les Bois-Damnés
Les Bois-Maudits

12 questions
13 lecteurs ont répondu
Thème : Un chien à ma table de Claudie HunzingerCréer un quiz sur ce livre

{* *} .._..