La serrure

Le Grand Prix de la Fédération Wallonie-Bruxelles
Au trou du blaireau
(Cécile Hupin)

Moi, j'ai un drôle de prénom : Klee ! C'est mon père qui l'a choisi. Il était américain, ce qui explique l'étrangeté de ce prénom ridicule qui prête à sourire et aux moqueries, vous ne trouvez pas ? Ah, mon père ! Il s'est taillé bien vite. Je ne le connais pas. Je vis seul avec ma mère. C'est loin d'être une coexistence pacifique… Elle a décidé, contre ma volonté, de m'inscrire au foot. Je suis le plus petit et je n'aime pas ce truc. Dans l'équipe, ils m'ont surnommé « le serrurier » à cause de mon prénom. Vous n'avez pas compris ? Klee (Clé) -> Serrurier… Ah, ce que c'est fin ! Pfff ! Constantin, notre coach, n'a que vingt ans, mais il ressemble déjà à un gros sanglier… Il a décidé qu'il était temps que nous nous rendions tous dans la grotte « Au trou du blaireau ». Rien qu'à l'évocation de cette expédition, même les plus balaizes de l'équipe se mettent à geindre et à ramper. Ils ont la trouille, c'est clair ! Moi, je m'en fous ! Même pas peur !


Les nouvelles primées

Clé en main
(Nicolas Monfort)
Georges Tilkin, du service du contentieux de l'AAW s.a., a un souci ! Un gros souci ! Son meuble de bureau, un véritable mastodonte des années cinquante, dispose de deux colonnes de tiroirs : une colonne à gauche, une à droite. La fermeture de la serrure s'enclenche dès qu'on repousse le tiroir où elle se trouve. Jusque-là, vous ne voyez pas de problème. C'est normal, il n'y en a pas ! Sauf si comme monsieur Tilkin vient d'en faire l'amère expérience, la clé se casse dans la serrure et que vous n'avez plus aucune possibilité de l'ouvrir. Heureusement pour vous (ou pas), vos collègues se présentent avec des idées lumineuses. Il faut absolument ouvrir ce tiroir. Son contenu est indispensable à notre bon Tilkin : son déjeuner (dîner, en réalité, puisque c'est une histoire belge) son trousseau de clés et ses dossiers de la matinée s'y trouvent emprisonnés… Pas de clés, pas de voiture ! Bon, il habite à quelques minutes à pied… Mais tout de même ! Eh, puis, il ne peut pas rentrer chez lui ! Va-t-il devoir dormir au bureau ? A moins d'un miracle…


Les clés du magasin
(Timour Sanli)
On n'arrête pas de me faire croire que j'aurai une promotion. Que je vais recevoir les clés du magasin ! Cela dure ! Cela dure… Et je ne vois rien venir… Et… Et je déteste mon boulot… Mais je fais tout pour que ce magasin tourne correctement, bordel ! Je veux les clés ! Je les veux !

Doggerland
(Elodie Schalenbourg)
Maintenant, je suis vieille. Mon mari est parti sous d'autres cieux. Oh, il n'est pas mort. Il est juste parti avec une plus jeune. Même pas plus jolie ! Mais monsieur aime les seins plus fermes ! Un de perdu, dix de retrouvés… Eh bien, non ! Aucun homme n'est venu sonner à ma porte. Je me suis retrouvée seule. Seule et âgée. Mes enfants m'ont invitée à « retrouver le goût ». A occuper mes journées… J'ai essayé le vin… Cela n'a rien donné. J'ai essayé le tango pour rencontrer des messieurs distingués… Mouais… Parfois… Parfois pas… J'ai essayé de partir en vacances… Voyage organisé… Pannes de car… Arrêts pipi… Et la rencontre avec un homme qui m'aimait beaucoup. Mes enfants étaient ravis que j'aie brisé ma solitude. Après six mois, il m'a demandé de l'argent. C'était extrêmement urgent… Je n'ai pas réfléchi. Puis, ses demandes ont continué à un rythme de plus en plus rapide…


Les nouvelles distinguées

Au bout du compte
(Benjamin Deman)
Keller est heureux ! Il peut enfin souffler ! Les enfants restent chez les grands-parents, sa femme sort avec ses copines… Il va enfin pouvoir lire durant trois ou quatre heures ! Ouf !
Il doit juste s'acquitter d'une mission : sortir les poubelles. No problemo ! … Pas de problème ? Vraiment ?

Edmond sur le seuil
(Stéphane Fontaine)
Edmond Foviard est un dandy. Il vit, plutôt agréablement, de ses rentes. Il a, en plus, pour lui, la beauté, l'intelligence et le bon goût. du moins, c'est ainsi qu'il se voit. Ni la messe ni son club de spiritisme n'arrivent à le combler, aussi décide-t-il d'attendre un signe du destin pour le conduire vers la gloire. Il marche le long d'un quai lorsque sa canne heurte un objet au son métallique qu'elle propulse une dizaine de pas plus loin. La curiosité affutée, Edmond n'hésite pas à salir son habit de soirée en cherchant, à quatre pattes, l'objet. Il découvre une clé… Il sait qu'il a maintenant une mission de la première importance. Une mission qui devient une priorité absolue dans son existence : découvrir quelle serrure cette clé doit ouvrir…

Double pêne
(François Nollet)
La porte claque et aussitôt je me trouve plongé dans une atmosphère imprégnée de sueur. Rien à voir avec le souvenir des odeurs de mon enfance, le lait que ma mère réchauffait, le parfum du lait chaud… Ici, j'ai envie de vomir. Ma joie de vivre s'est évaporée. J'étais heureux. J'avais une fille adorable qui adorait m'entendre lui lire une histoire avant de s'endormir, une épouse pédiatre, et moi, j'étais professeur d'université. Nous avions tout pour être heureux. Ici, autour de moi, il n'y a que des hommes qui transpirent la peur et l'inquiétude des lendemains qui déchantent. Tout a commencé avec des voix qui s'élevaient pour crier « Assez ! ». Nous étions fiers de vivre ces moments historiques. Ni Maria ni moi n'avons pris part aux manifestations. de notre appartement, nous contemplions les rues noires de monde. Puis, les balles ont précédé les bombes…

Branché à mort
(Isabelle Paquay)
Il reconnaît qu'il lui arrive d'avoir une humeur plutôt mauvaise. Mais avoir été arrêté suite à la disparition de Sarah, sa femme qu'il chérit, parce que soi-disant il l'aurait battue, c'est du grand n'importe quoi. Il reconnaît qu'il lui est arrivé d'avoir un peu secoué son épouse. Une petite claque ça n'a jamais tué personne. Faut pas pousser. Sarah reste introuvable, alors plutôt que de passer des années en prison, il accepte de recourir à cette nouvelle technologie où on se connecte à son cerveau pour visionner des images que celui-ci a emmagasinées. C'est quitte ou double : dans le cas où les images démontrent clairement la culpabilité, une injection mortelle met fin aux jours du prisonnier. Mais il accepte sans hésiter puisqu'il n'a rien à se reprocher. Une petite baffe de temps en temps qu'elle a bien mérité, ce n'est pas la fin du monde…

Tout ce que tu lieras sur la Terre
(Sophie van der Stegen)
Je m'appelle Nathalie. Ma mère est atteinte de la maladie d'Alzheimer. J'ai dû la placer en home. C'est une vieille rosse qui s'est toujours montrée méchante. Je n'ai jamais su qui était mon père biologique. Cela fait plus de vingt ans que ma soeur vit aux USA et qu'elle n'a pas vu notre mère. Quand je passe la prendre, je préviens toujours le centre pour qu'ils aient le temps de la préparer. Je l'emmène à une messe en latin, une messe de son enfance. Les autres, elle ne s'en souvient pas. Elle a même oublié que ces dernières années, elle était devenue athée. Généralement, elle s'endort. Je la déteste mais je dois m'occuper d'elle…

Wiertz
(Ola Yerkebayeva)
Wirtz a été élevé dans la région de Charleroi. Il s'est accroché aux études, ce qui n'était pas vraiment le cas de la plupart des enfants d'ouvriers. Il équipa un van pour pouvoir travailler comme électricien indépendant car il était plutôt doué. Il se rendit compte que la région autour d'Arlon était plus propice à ses affaires car de nombreuses personnes travaillant au Grand-Duché du Luxembourg y faisaient construire de grosses baraques. Il y effectue les gros travaux d'électricité, toujours en solitaire.
Un jour, il assiste à une violente dispute au sein d'un couple qui habite une splendide demeure. Il sympathise avec Inge, l'épouse. Celle-ci lui demande de changer la serrure de la porte d'entrée. Quelques temps plus tard, son époux disparaît…


Critique :

Mais que voilà un excellent cru de nouvelles éditées par la Communauté française – Fédération Wallonie-Bruxelles. C'est en téléchargement gratuit, et l'exemplaire « papier » est disponible, s'il en reste, tout aussi gratuitement, auprès de la CFWB : concoursdenouvelles@cfwb.be
Il y en a pour tous les goûts avec pas mal de suspense démontrant ainsi qu'un petit texte, petit par la taille, peut se révéler excellent au niveau de l'ambiance et du récit. de l'humour, de la dérision, du mystère, de la réflexion sur la solitude et la vieillesse, sur l'obsession qui conduit à la folie, … Il y a là de quoi plaire à beaucoup de monde.
Généralement, je lis ces nouvelles lors de mes trajets en bus lorsque je me rends au travail. C'est un format de textes qui s'y prête bien. Quel dommage qu'en France et en Belgique on considère la nouvelle comme un genre mineur. C'est loin d'être le cas dans les pays anglo-saxons…