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Critique de raton-liseur


Silence. C'est ce que je voudrais écrire pour cette note de lecture. Juste du silence, pour laisser toute la place aux mots de Janie et à la langue de Zora Neale Hurston. Je suis entrée progressivement dans ce livre. le premier soir, il paraît que j'avais ma figure fâchée de quand je suis très concentrée sur ma lecture, puis le deuxième jour, j'ai commencé à m'habituer à la langue, et à partir du quatrième jour, je me suis sentie portée par cette même langue qui m'avait parue si compliquée au début et dont j'avais peur qu'elle me rebute. J'ai ralenti ma vitesse de lecture pour continuer à l'apprécier le plus longtemps possible, et je me suis laissée happer par ce superbe livre.
Janie est un sacré bout de femme. Femme, noire, pauvre, peu éduquée dans la Floride du début du XXème siècle, elle n'a pas tiré les meilleures cartes. Mais ce sont les siennes, et à aucun moment elle ne s'en plaint. Elles les jouent en voulant en tirer tout le parti qu'elle peut. Janie vit intensément. Lorsqu'elle revient chez elle et se met à raconter sa vie, elle en a déjà eu plusieurs, au moins trois, comme le nombre de maris qu'elle a eus. Trois maris, comme trois trajectoires différentes, et comme trois tentatives d'émancipation. Car Janie veut être elle-même, c'est tout ce à quoi elle aspire. En cela, elle est peut-être féministe avant le féminisme, ou au moins féministe sans le savoir, comme M. Jourdain fait de la prose, parce que c'est naturel, c'est évident.
Avec ce personnage et toutes ses vies, Zora Neal Hurston nous fait découvrir plusieurs facettes de la vie des femmes noires de l'époque. On traverse les classes, les contextes, les événements, ce qui rend le livre par moment peut-être un peu trop didactique, mais cette réserve est vite balayée par la force de ce roman : son personnage, ce qu'il dit et surtout, probablement, la façon dont il le dit.
Car une des particularités de ce roman est sa langue, le parler des Noirs de Floride. Et la traduction en est superbe. C'est la première fois, je crois, que je cite une traductrice dans une note de lecture, mais c'est ici indispensable. Sika Fakambi, qui a traduit la version de ce roman parue chez Zulma en poche en janvier 2020, est une traductrice habituée des langues vernaculaires. Je ne sais pas comment elle a travaillé pour ce roman, mais semble s'être inspirée d'un parler cajun, avec des mots comme « gal » pour une jeune fille ou une petite copine, « une djob » pour un boulot d'ouvrier ou de journalier sans qualification. Cela crée une distance entre le lecteur et le personnage principal, une distance à apprivoiser d'où le temps qu'il m'a fallu pour entrer dans le livre (mais le premier chapitre étant un chapitre d'exposition, cela tombe bien, ce temps d'adaptation est donné au lecteur), mais aussi une personnalité et une force au récit, une singularité, même.
Il est question de féminisme, donc, de relation Noirs-Blancs ou Noirs-Noirs, d'aspirations, d'amour, de réalisation de soi. Je comprends que ce livre si complet et si dense soit cité par de nombreuses personnalités afro-américaines, mais ce serait une erreur que d'en faire un roman destiné à un seul segment de la population. Je ne suis pas noire, pas américaine, pas pauvre. Certes je suis une femme, c'est mon principal point commun avec Janie, mais son histoire et le récit qu'elle en fait m'ont touchées, j'ai bu ses mots, j'ai écouté la poésie de ses phrases et, pendant un moment, j'ai partagé son quotidien.

Premier roman publié par une femme noire aux Etats-Unis, ce livre, dans lequel Zora Neale Hurston a sans contexte mis beaucoup de son expérience personnelle et de ce qu'elle a appris en tant qu'anthropologue, n'est pas seulement intéressant pour son importance dans l'histoire littéraire américaine. Il est intéressant pour lui-même, pour son fond comme pour sa forme. Je suis très heureuse d'avoir découvert ce livre et de l'avoir lu. C'est une superbe lecture, qui accompagnera longtemps mes pensées.
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