Je n'étais pas vieux à temps, c'est tout.
Chaque soir, le dîner terminé, je choisissais de rejoindre le salon. Parmi le caquetage qui se mêlait aux aboiements de la télévision, je venais y retrouver le seul tableau que j'ai eu la faiblesse de goûter à Mathusalem. Invariablement assise sur le même fauteuil, je retrouvais "la liseuse". Sa pose semblait la même. Pourtant les livres, serrés entre ses doigt, différaient. Et cet objet, à géométrie infinie, déterminait mille femmes. Dès le premier soir, j’avais aimé sa manière de lire. Avec une concentration pudique, une empathie attentive, elle semblait s’abstraire en une troublante danse avec les mots auxquels elle se mêlait. Parfois, aux langueurs de son regard, l’on devinait un tango. Ses yeux s’éclairaient et cheminaient, vite, de mots en mots, de ligne en ligne, s’alanguissaient un instant et, en une manière de pas arrière, reprenaient quelques lignes plus haut, remontaient le cours de la page. En d’autres moments, c’était une valse qu’elle abordait. Elle se laissait, captive, porter au rythme régulier des mots qui l’entreprenaient en danseur exercé. Elle fléchissait avec concentration et offrait à ses pages une reddition sans combat. J’aimais lorsqu’elle s’invitait à de fougueux cha-cha-cha. Souvent, elle souriait alors. Son regard furetait de mot en mot, facétieux et complice. Elle gambadait entre les pages, légère et insouciante. Ses doigts même s’agitaient imperceptiblement sur la reliure.
Dans le parc, je repris peu à peu souffle. Des vieux formaient çà et là des taches informes. Partout, des corps frappés d'indécision aux articulations embarrassées. Un cimetière encore vif qui gigotait.
Je crois que la vieillesse arrive par les yeux, et qu'on vieillit plus vite à voir toujours des vieux !
(Victor Hugo)
Mourir, soit, mais pas étouffé par la connerie
Puis je m'étais octroyé le temps du rien. Non plus celui qui prend du retard, qui s'amollit, mais le rien actif. Le rien qui choisit de laisser glisser le temps. Le rien qui jouit. Qui s'offre l'inactivité en caresse.
Dans ma chambre (...) sur le mur, derrière le fauteuil, une reproduction des "Tournesols", dont je préférais l'original, et, en vis-à-vis, scellée au mur, une pendule veillait. Il convenait que le temps soit marqué maintenant qu'il était compté. Qu'on ne nous y prenne pas à l'oublier.
A ma table, la nouvelle de Karen Blixen - le "Dîner de Babette" - m'attendait comme un mets précieux. Mieux que chairs et liqueurs, les mots se donnaient en satiété. Cet arrogant menu me fit tant rêver qu'aujourd'hui encore, condamné au boeuf bouilli et aux carottes râpées, je pourrais en décrire chaque plat.
Je suis arrivé à Mathusalem le lendemain de mon septantième anniversaire. (...) J'ai choisi Mathusalem pour son nom. Bien que je n'entretienne de fantasme de longévité, il m'a semblé que celui qui avait nommé ainsi une maison de retraite devait cultiver une manière d'idéalisme ou de cynisme, l'une et l'autre qualité qui ont l'heur de me réjouir. (...) Mathusalem correspondait parfaitement à l'idée que je me faisais d'un mouroir fleuri. Un leurre prétentieux qui se donne des airs de quiète résidence secondaire de la mort.
Ce n’est de ma part que simple curiosité. La curiosité de voir mon corps ainsi vieillir. De me regarder me flétrir. D’observer mes sens s’écailler. Il n’y a dans mon regard nulle perversité. Non plus de dégoût. Je n’en ressens d’ailleurs aucune tristesse. C’est juste pour moi un exercice du regard.