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Critique de HordeDuContrevent


A l'intérieur de chaque livre vit une chose principale qui en constitue son essence. Si on enlevait cette chose, le livre ne serait plus le même, un livre vide, comme une prune indigo sans son noyau. C'est ainsi que certains livres se démarquent par leur essence romanesque, d'autres par leur poésie, ou par leur engagement, ou encore par leur intrigue, tandis que certains brillent par leur côté visionnaire…Ce livre « Les enfants de la Volga » de l'auteure russe Gouzel Iakhina est soutenu par plusieurs piliers, combo étonnant, récit gigogne entremêlant le conte, le fantastique, la poésie, le romanesque, et l'histoire politique et économique de la Russie du début du 20ème siècle. C'est également un roman d'apprentissage. Gouzel Iakhina fait cohabiter les faits historiques avérés, parfois glaçants, voire absurdes, avec des scènes fantastiques incroyables au point de ne pas savoir parfois s'il s'agit d'un rêve ou de la réalité. Telles des matriochkas, ces fameuses poupées russes qui s'emboitent les unes à l'intérieur des autres, les styles s'imbriquent avec magie dans ce livre fleuve. Ces entrelacs m'ont fait penser au style onirique de certains auteurs slaves, notamment Laszlo Krasznahorkai, qui peut dénoncer un système politique tout en teintant son discours de rêves et de fantastique (sa fameuse baleine par exemple dans La mélancolie de la résistance). Un Laszlo Krasznahorkai en plus poétique, bucolique et sensuelle.

Le récit nous transporte sur les bords de la Volga, à Gnadenthal, au début des années 1920, près de la ville de Saratov, dans une colonie d'Allemands installés en Russie depuis le XVIIIe siècle, sur invitation de Catherine II. Ces colons ont gardé la langue et les coutumes de leur pays d'origine. Nous allons assister à vingt ans d'histoire de ce territoire marquée alors par la collectivisation des terres et l'abolition de la république autonome allemande de Staline. La traductrice Maud Mabillard a pris soin de relater l'histoire (assez méconnue) de ces colonies allemandes au tout début du livre.

Bach est le maitre d'école de cette petite bourgade, et il se retrouve mystérieusement invité sur l'autre rive, la rive où personne jamais n'ose s'aventurer, pour donner des cours particuliers à une étrange jeune fille, Klara, cachée derrière un paravent, qu'il ne doit pas voir, ordre du père, de peur que la jeune fille ne soit corrompue et perde son innocence. de cette situation inédite, source de questions, d'interrogations, où les sons et les odeurs, les soupirs, les intonations de la voix, prennent une dimension sacrée, nait un amour entre l'élève et son professeur. La lecture des contes et d'un livre de Goethe est leur unique moyen de communication, les cours se faisant en présence d'une vieille femme, une fileuse, qui les surveille. La naissance de cet amour est exquis, délicieux, Bach guettant sous le paravent les doigts de la jeune fille quand il lui passe un livre. Et « d'autres fois, par ciel clair, le soleil couchant pénétrait dans la chambre, et on voyait apparaitre, sur la toile du paravent, comme sur un écran, une tache grise indistincte : l'ombre de Klara ».

L'histoire politique et économique de ce territoire, relatée par moment avec moult détails précis et passionnants, s'imbrique intelligemment avec cette histoire d'amour. Histoire d'amour entre Bach et Klara, simple, poétique, tragique aussi, puis celle, poignante, entre Bach et la petite Anntche, qui se passe de mots, histoire avant tout sensorielle et viscérale. Par le biais de ces deux amours, d'époux puis de père, nous assistons à la transformation de Bach, ces amours lui donnant peu à peu « la capacité à être touché par la beauté du monde et à distinguer la vie même dans ses manifestations les plus intimes ». de ruisseau il devient rivière.
L'éducation instinctive qu'il développe pour la petite Anntche m'a fait parfois penser à certains passage de Jean-Jacques Rousseau « Emile ou de l'éducation », éducation basée sur le développement des sens et sur des déductions liées à l'environnement et les expériences dans la nature, coupée de toute civilisation. Ce livre évoque aussi la question de la transmission, de la paternité, et ce de façon touchante.

Ce livre se démarque également par sa facette fantastique, voire magique, facette sertie d'une écriture sublime, donnant à cette histoire une touche étonnante, tel un piment venant rehausser un plat, le fantastique colore le récit :
« Il tourna la tête de tous les côtés, n'en croyant pas ses yeux : autour de lui, le monde fondait comme du lard gras sur une poêle. Les objets perdaient leurs contours et se dissolvaient, glissant sur les bords du ravin : les gros tronçons de bois, les rochers, les billots moussus, les faisceaux de racine, les feuilles pourrissantes. Les couleurs se mêlaient, fusionnaient les unes avec les autres : la noirceur de la terre et la rougeur des feuilles, le gris du bois et le vert de la mousse : tout coulait lentement vers le bas. Bach se débattit désespérément, chercha à trouver quelque chose de solide dans ces tas mouvants. Il s'enfonçait dans ces abattis, s'enfonçait horriblement, inexorablement, comme une mouche se noie dans le miel, un papillon de nuit dans la cire fondue d'une bougie ».

Élément tout aussi important, la trame narrative basée sur les contes. L'histoire même semble souvent être un conte : « Bach se retourna, et se heurta au regard fixe de la vieille, dont les yeux déteints par l'âge, à demi dissimulés sous des ciels gris, ressemblaient à des petits Knödel flottant dans une soupe au lait, et le dévisageaient avec indifférence, tandis que ses doigts continuaient à filer sans bruit – non plus le fil, mais le vide ».
Ce sont les contes qui vont être à l'origine de l'amour entre Bach et Klara puis ils deviendront même des médiums décidant de la destinée du village. Nous mesurons alors combien les contes sont porteurs certes de lumières mais surtout de forces mauvaises, faiblesses humaines épinglées ; ces forces sombres peuvent même être leur moteur principal. Cette symbolique du conte, très présente, donne irrésistiblement envie de déchiffrer tous les détails, ceux-ci ayant sans doute une signification, pas toujours évidente de prime abord à trouver. Sans doute suis-je passée à côté d'un certain nombre d'entre eux.

L'écriture de l'auteure honore à merveille la nature et la femme. La flore, la neige et surtout la Volga, colonne vertébrale du récit qui divise le monde en deux, sont magnifiées. Gouzel Iakhina utilise les jeux de lumières, les couleurs, les odeurs et les sons, ainsi que de nombreuses personnifications pour sertir son roman de descriptions inoubliables faisant souvent penser à des tableaux.

« Il se mit dos à la lumière et regarda la femme. Elle était nue. Bach la voyait ainsi pour la première fois : faite de lait et de miel, de lumière douce et d'ombre veloutée. Ses mains fines étaient posées sur son ventre rond, le cachant et le protégeant ».

Ce mélange des styles donne une ambiance ouatée, feutrée, silencieuse, presque ralentie dans laquelle on se sent bien même si cet entrelacement, notamment celui des faits historiques et du fantastique, peut également dérouter. Mais dans tous les cas, oui, Gouzel Iakhina, « tu l'as ce fichu don d'écrire. Tu assembles tes mots comme on fait de la dentelle. Tu es un poète ». Et c'est peu de le dire. Un grand merci à Babelio, notamment à Déborah Zitt, et aux éditions Noir sur Blanc dans le cadre d'une masse critique pour cette découverte d'une vraie pépite de la littérature russe contemporaine.

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