Lancé l'année dernière, le label Courant alternatif des éditions Les Moutons Électriques accueille aujourd'hui l'écrivain et journaliste nigérian
Abubakar Adam Ibrahim à qui l'on doit déjà le roman
La saison des fleurs de flammes paru en 2018 aux éditions de l'Observatoire et couronné par le Nigerian Prize for Literature. Cette fois, c'est par la forme courte que nous retrouvons le Nigérian avec
Les Arbres qui murmurent, son premier recueil de nouvelles traduit par
Lise Capitan. Douze textes qui nous entraînent au Nigéria et le reconstruisent sous le prisme d'histoires étranges et subtilement fantastiques.
L'écriture d'
Abubakar Adam Ibrahim va droit au but et ne cherche pas les fioritures inutiles. On entre dans son recueil par « La Pénombre et la brume » où Ohikwo et sa fiancée Kanle accueillent une jeune femme étrangement familière. Petit à petit, Ohikwo s'interroge sur la véritable identité de l'inconnue et le fantastique s'immisce dans le récit. Fantôme ? Réincarnation ? C'est surtout une façon pour l'auteur nigérian de parler du sentiment de perte, celui qui poursuit Ohikwo à mesure qu'il découvre la vérité. Les personnages d'
Abubakar Adam Ibrahim doivent souvent affronter cette lancinante mélancolie, que ce soit après la perte d'un époux dans « Tourner la page » ou celle d'une fille dans « L'Enclave de Baba Idi » voire la fin d'une histoire d'amour dans «
Les Arbres qui murmurent ». L'épreuve de la perte, du deuil, que ce soit celle d'un être, d'une relation ou même d'un sens, pousse les personnages de ces histoires dans leurs retranchements et les amènent à se questionner sur le sens même de leur vie ainsi que sur les limites du réel.
Outre cet aspect mélancolique omniprésent,
Abubakar Adam Ibrahim parle de son pays, de ses traditions et de ses superstitions. Dans « La Sorcière anglaise aux yeux de chat », une jeune femme nous parle de sa découverte du Nigéria accompagné de son nouvel époux, Bawa. Avec les yeux d'une Londonienne, le lecteur perçoit le courage des habitants d'un petit village, Akwanga, qui compose tant bien que mal avec les coupures d'électricité intempestives et le manque d'eau potable. Mais c'est surtout les différences culturelles qui interpellent notre narratrice, des us et coutumes qu'elle a d'abord du mal à comprendre avant de se lier d'amitié puis d'amour avec un autre homme du village. En filigrane, la place de la femme dans la société nigériane, société qui reste très patriarcale et religieuse, va venir irriguer le texte et nombre des histoires du recueil.
La femme doit affronter le poids de la société nigériane et de ses traditions.
De l'accablement sentimental d'une veuve à peine mariée soumise aux attaques mesquines de sa belle-soeur dans « Tourner la page »aux mariages arrangés/forcés d' « Appels Nocturnes » et « le Tourbillon » en passant par la violence domestique dans « Chère maman ». La femme occupe une place prépondérante dans le recueil d'
Abubakar Adam Ibrahim qui leur offre souvent le premier rôle et illustre à maintes reprises leur force et leur détermination.
Inévitablement, la femme devient une sorcière, un démon, un être difficile à comprendre pour l'homme parfois brutal et souvent égoïste. La figure de la sorcière se retrouve au coeur du « Cri de la sorcière » dans laquelle un petit village, Mazade, est ravagé par une mystérieuse maladie qui tue les habitants en trois jours à peine. Deux guérisseurs, Kudu et Kaneni, cherchent désespérément un remède et se retrouvent confrontés à la sorcière du village qui, selon les croyances, aurait provoqué cette terrible épidémie.
C'est le symbole de la femme-martyr, de la femme bouc-émissaire que réutilise le Nigérian tout en mettant l'accent sur la force des superstitions au sein des populations rurales. Pour guérir de ce mal mystérieux, c'est forcément la femme qui paye alors que les hommes, cupides et fourbes, tentent de tromper leur monde. Dans une veine plus cruelle (et plus borderline), « le Tourbillon » explore la folie qui s'empare petit à petit du père de Kyakkyawa, une fille-sorcière qui se maquille comme un démon, mais qui fait surtout face au fléau du mariage forcé et de l'agression sexuelle sans se laisser dompter.
La liberté d'aimer n'est jamais une certitude chez
Abubakar Adam Ibrahim, comme pour Zainab qui tombe éperdument amoureux de l'Éboueur dans la nouvelle du même nom. Des sentiments inconvenants pour une femme mariée, davantage par commodité que par amour, dans une société où vider son sac (et ses poubelles) n'a rien d'évident. Dans « Appels Nocturnes », l'amour survient par hasard et finit par jouer un mauvais tour à Santi que l'on condamne même à mort, victime collatérale d'un coup monté, écho sinistre d'une femme qui veut être libre par tous les moyens, tout simplement.
Abubakar Adam Ibrahim parle aussi d'injustices sociales. Que ce soit frontalement dans « L'enclave de Baba Idi » où l'on retrouve le conflit générationnel entre un père et son fils au cours d'une élection truquée et injuste ou plus subtilement, presque en arrière-plan, dans «
Les Arbres qui murmurent » et ses flics corrompus qui dépouillent les victimes d'un accident de la route ou dans « L'Éboueur » avec ce mari qui constate la corruption du PDG de son entreprise. L'injustice et la pauvreté causent la perte et le chagrin, un chagrin dont ne se remet jamais Baba Idi après la perte de sa fille. Un chagrin qui hante Salim devenu aveugle par accident. Comme pour pallier à la cruauté du réel,
Abubakar Adam Ibrahim utilise le fantastique et les situations improbables pour sortir le lecteur du réel. On croise alors des fantômes et des sorcières, réelles ou métaphoriques, et surtout on doute du chemin, de ce que l'on a vu ou entendu comme le narrateur de « Promesses de fidélité ».
Dans «
Les Arbres qui murmurent », véritable point d'orgue du recueil,
Abubakar Adam Ibrahim nous offre une histoire de colère et d'humanité, celle d'un homme qui meurt deux fois et qui ressuscite en captant l'âme de ce qui l'entoure, réparant les blessures passées et se confrontant à ses propres fantômes. On en oublierai presque la vacuité totale d' « Un beau matin » et de « Promesses de fidélité », certainement les deux seuls textes à éviter de cet ouvrage à la fois dépaysant et si familier.
Recueil varié et engagé,
Les Arbres qui murmurent d'
Abubakar Adam Ibrahim ne permet pas simplement un tour d'horizon du Nigéria pour le lecteur français qui n'y connaît rien, il offre des personnages tourmentés par la vie et l'injustice, des femmes qui aiment et qui se révoltent, du fantastique pour dépasser la banalité et la cruauté du réel, des fantômes et des sorcières qui rendent la vie plus forte et plus vivante.
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