Sans y réfléchir, nous avons accepté l’idée qu’il existe des « enfants », et nous décidons qu’ils doivent aller à l’école, qu’ils sont soumis à nos directives, qu’ils n’ont pas de revenus personnels et ne peuvent en avoir. Nous attendons d’eux qu’ils restent à leur place et se conduisent en « enfants ». Il nous arrive, d’ailleurs, de nous souvenir avec nostalgie ou amertume, du temps où nous étions enfants, nous aussi. Il nous faut donc considérer avec tolérance, sinon envie, leur conduite « enfantine ». L’espèce humaine, selon nous, est celle qui a la lourde responsabilité et le privilège de s’occuper de ses petits. Nous oublions, ce faisant, que l’idée que nous nous faisons de l’enfance n’est apparue que récemment en Europe occidentale, et qu’elle est encore plus récente dans les deux Amériques(1).
L’enfance, que nous distinguons de la petite enfance, de l’adolescence ou de la jeunesse, n’apparaît pas en tant que notion distincte au cours du développement historique de la plupart des civilisations. Au cours de l’ère chrétienne, on semble souvent ne pas avoir eu une vision exacte des proportions du corps de l’enfant. Voyons, par exemple, ces représentations d’adulte miniature dans les bras de leur mère. Les « enfants » apparurent en Europe à la même époque que la montre de gousset et le prêteur d’argent chrétien. Vêtements d’enfant, jeux d’enfant, protection légale de l’enfance, voilà des choses que ne concevaient autrefois ni les pauvres, ni les riches. Ces idées commencèrent d’apparaître avec le développement de la bourgeoisie. Garçons et filles du tiers état et de la noblesse s’habillaient tous de la même façon que leurs parents, jouaient aux mêmes jeux, et les fils pouvaient, comme leur père, être décapités ou pendus haut et court ! La bourgeoisie découvrit l’ « enfance », et tout allait changer. Seules, quelques Églises continuèrent de respecter quelque temps encore la dignité et la maturité des enfants. Jusqu’au deuxième concile du Vatican, on continuait d’enseigner qu’un chrétien accède au discernement moral et à la liberté dès l’âge de sept ans, et qu’ensuite certains péchés l’exposent à la damnation éternelle. De nos jours, les parents veulent épargner à leurs enfants la sévérité d’une telle doctrine, et la catéchèse de l’Église aujourd’hui reflète ce sentiment.
(1) Dans son ouvrage l’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Seuil, 1973, Philippe Ariès établit un parallèle entre le développement du capitalisme moderne et celui de la conception de l’enfance. (pp. 53-54)
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