Mayumi Inaba, décédée en 2014, est connue pour sa longue histoire d'amour avec son chat et la nature dont elle a tiré des récits récompensés. Ce livre plus ancien, de 1992, détonne donc par son sujet, mais aussi par son rythme.
L'histoire d'amour et de haine entre Izumi Suzuki, écrivaine qui commençait à être reconnue après des années à se chercher, posant notamment pour le sulfureux photographe Araki, et Kaoru Abe, saxophoniste de free-jazz génial et écorché vif, est très connue au Japon, comme ont pu l'être d'autres couples artistiques mythiques en occident. Elle a été mise en scène à l'écran en 1995 sous le même titre de « Endless waltz ».
Inaba retrace donc ici une histoire vraie. Il n'était pas évident de se passionner pour ce couple de japonais, qui pour être célèbres dans leur pays sont totalement inconnus en France. Et pourtant, cela fonctionne plutôt bien. Cette réussite est due en premier lieu à l'habile simplicité de construction du récit, découpé en quelques chapitres dont les titres égrènent des dates-jalons de cette relation fulgurante (1973-1979) : le premier et le dernier chapitres enferment comme dans une bulle, ou plutôt un étau le couple maudit, dont ils sonnent l'anéantissement définitif en février 1986. Dans l'intervalle, c'est Izumi qui nous livre son paysage intérieur. Et ça ne va pas bien. Les chapitres sont denses, l'écriture allie une poétique moderne et un rythme rapide, comme pour mieux souligner les contradictions et le chaos intérieur de son personnage. Dès ses premiers mots Izumi avoue ses peurs d'enfant, lorsque la mort posait déjà son ombre dans son esprit, comme un sombre présage d'une vie douloureuse et raccourcie. Jeune adulte, elle vit à cent à l'heure. Bien que très jeune récompensée d'un prix littéraire, elle n'arrive pas à se stabiliser, collectionnant les hommes d'un soir, avortant plusieurs fois, touchant à la drogue, jusqu'à rencontrer au hasard de ses relations ce Kaoru Abe dont elle n'apprécie même pas la musique.
Mais entre eux c'est naturel, ils se sont reconnus dans leurs souffrances communes, leurs fêlures, une attirance-répulsion d'amants aimantés. Ce Kaoru se drogue, boit, peut devenir méchant, jaloux, violent, il la frappe, la prend encore et encore, l'humilie. Il est mégalo, imprévisible, est capable de ne pas aller honorer ses concerts, comme d'aller faire des kilomètres pour jouer devant quatre personnes. Elle n'ira qu'une fois l'écouter. Elle ne se laisse pas faire, lui répond, dans ses moments sobres il est comme un enfant soumis et raide-dingue de sa belle. Ils sont inséparables, et pourtant se battent et s'engueulent. Pourtant, miracle, cette relation fusionnelle sur un fil donne naissance à un bébé, une petite fille. Mais décidément, cette relation est noire, l'attendrissement que nous lecteurs attendons ne viendra que lors de trop fugaces moments. Contre toute attente désormais, ils se séparent. Un temps soulagée et partie respirer à la campagne, l'amant magnétique la retrouve…et ça repart…Avant que le destin tragique ne vienne frapper une première fois. Et derrière l'apparent apaisement qui s'ensuivra, les ressorts sont cassés, ce qu'il reste de vie n'a plus de saveur pour celle qui a perdu la moitié d'elle-même.
Du début à la fin, nous sommes baignés dans une atmosphère de folie, au sens réellement psychiatrique du terme. Rien n'adoucit la terrible vie d'Izumi, même pas sa fille, dont elle reste distante, tellement transparente aux yeux de sa mère qu'on ne connaîtra même pas son prénom. Ces deux-là, Izumi et Kaoru, n'auront pu se tenir plus ou moins debout que parce qu'ils se seront supportés l'un l'autre, sans rien autour, rêvant en rigolant de vieillir ensemble, alors qu'ils ne savaient que trop que leurs vies ne dureraient pas longtemps. Un livre sur le mal de vivre, une errance sans fin, une attraction désastre, une spirale auto-destructrice et destructrice de l'autre.
Un beau livre, court, dense, étouffant, à lire d'une traite, pour vite sortir la tête de ce bain de souffrance et de violence d'un couple finalement plus ordinaire que le pitch de quatrième de couverture ne le laissait penser. Car cette histoire, certes sur fond de difficulté de la création artistique, fait d'abord particulièrement écho à nos actualités mortifères, ces couples et familles détruites par les effets de l'alcool, de la drogue, des violences conjugales.
Je remercie sincèrement babelio et cette belle maison
Philippe Picquier pour ce livre intéressant, qui m'incite à découvrir l'autre versant du talent de
Mayumi Inaba, consacré aux ambiances de nature et à la douceur féline qu'elle affectionnait tant.