« On entendit des ongles gratter désespérément le bois; la voix était méconnaissable, folle, presque incompréhensible.
- Ay, madrecita de mi alma! Il arrive! Il approche! je le vois qui longe le mur, il approche! »
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La terreur vient de s'emparer d'une petite ville du Panama. Depuis que Kiki Walker, vedette américaine « de la gran révisa de arte Tric-Trac » au Casino Excelsior a suivi les conseils de son impresario de seconde zone Jerry Manning et fait le show avec un jaguar apprivoisé tenu en laisse, rien ne va plus. le jaguar s'est enfui, des jeunes filles sont tuées, et la bête demeure introuvable. Les empreintes, un morceau de griffe, la sauvagerie de l'attaque, tout semble accuser l'animal, mais Manning a des doutes: « C'est l'oeuvre d'un homme! s'écria l'Américain avec exaspération. Il y a autour de vous cent choses qui le prouvent, mais vous ne voyez que cette empreinte! Je ne suis pas policier, mais je les vois; pourquoi pas vous? »
Avec ce roman, William Irish quitte les Etats-Unis pour l'Amérique du Sud, qu'il connait bien pour y avoir suivi son père, ingénieur des travaux publics. L'intrigue est impeccable, l'atmosphère poisseuse à souhait. le roman date de 1942, le thème de la folie meurtrière sans raison apparente est alors peu traité, et le savant dosage entre rationalité et démence trouve ici un équilibre parfait.
Car cet Alibi noir est bien trouvé certes, mais peut-il occulter l'évidence? Un animal sauvage choisit-il ses proies, toutes belles, jeunes et esseulées? Les autorités locales coutumières des crimes crapuleux peuvent-elles seulement envisager des actes qui ne correspondent à aucun schéma connu dans les rues de Ciudad Réal?
Alibi Noir c'est du grand William Irish, un roman noir parfaitement maitrisé, où l'intrigue se double aussi d'une critique sociale très juste. Irish offre à son lecteur un aperçu de l'existence précaire des femmes qui veulent échapper à leur triste condition, par le biais du music-hall, d'une hypothétique gloire qui ne vient jamais ou par un mariage avec un moins pauvre que soi.
Son adaptation par le grand Jacques Tourneur sous le titre L'Homme-léopard ( 1943) est une très bonne série B: petit budget, bons acteurs coutumiers des seconds rôles, effets spéciaux remplacés par des trouvailles dont le cinéaste a le secret, et qui fait écho à son film précédent La Féline, dans lequel sexualité rimait avec violence.
Comme c’est étrange… Vous rencontrez quelqu’un et, tout à coup, le monde entier est changé.
Elle se souvenait de leur première rencontre. C’était relativement récent : vquelques dimanches à peine. Cela se passait au cinéma, un dimanche après-midi. Sa
mère devait rester allongée, par suite d’une crise, et Marta était trop dévote pour aller au cinéma un dimanche ; aussi était-elle sortie avec Rosita. Comme elle occupait une place louée à l’année, toujours la même, il la connaissait de vue depuis longtemps, la contemplant chaque fois que la lumière revenait, à l’entracte.
Elle-même l’avait remarqué mais, naturellement, elle ne pouvait sc permettre de le dévisager ; tout juste croiser son regard un bref instant.
Tu es devenue pareille aux filles de ton âge, aimant le cinéma, les glaces chez le confiseur, etc. Maintenant te voilà en proie à une peine tragique qui exclut tout, que tu entretiens
passionnément. Tu ne peux pas aller aussi passionnément. Tu ne peux pas aller aussi souvent ni rester aussi longtemps que
tu voudrais au cimetière. Tu es incapable de manger ni de dormir, ni de penser à quelqu’un d’autre que le disparu. C’est morbide, tu deviens neurasthénique.
Ce n’étaient pas. des yeux… Ils n’auraient pas conservé cette fixité, comme ceux de quelqu’un qui guette intensément et cherche à faire le mal… Non, bien sûr que non. Qu’est-ce que des yeux auraient fait là ? D’ailleurs, les yeux de qui ? Ce ne sont pas des yeux… Il ne faut pas que ce soit des yeux. Si tu penses que ce n’en est pas, ils ne seront pas… Deux petits reflets, accrochés à deux aspérités de la pierre, juste l’une à côté de l’autre et voilà tout.
Elle se demandait encore comment c’était arrivé. Un certain talent de danseuse, un peu de voix et beaucoup de chance l’avaient lancée. Le hasard l’avait placée où il fallait, au bon moment, et il n’y avait pour ainsi dire personne pour rivaliser avec elle. Seschansons, à Détroit, ne valaient pas un clou ; ici, où l’on pouvait les apprécier, elles paraissaient follement spirituelles. Là-bas, ses cheveux d’un roux ardent étaient communs ; ici, une rareté.
Elle n’allait pas regarder, elle n’allait pas s’assurer d’avoir
vu quelque chose, lorsqu’elle arriverait à l’endroit où elle s’était imaginé avoir distingué ces deux phosphorescences. Elle s’y
était à l’avance fermement décidée : « Si je ne regarde pas, je ne verrai pas et ça ne pourra pas me faire peur. D’ailleurs il n’y a probablement rien : ça doit être un tour de mon imagination. » En fait, elle avait peur, si elle regardait que ce soit là.
Roger-Jon Ellory : " **** le silence"