La Lune est dite en rotation synchrone vis-à-vis de la Terre : ses périodes de rotation et de révolution sont égales, de sorte qu'elle présente toujours la même face depuis notre astre.
Imaginons que la Terre – elle-même satellite du Soleil – soit sur le point de subir pareil sort.
Quelles en seraient les conséquences ?
Une idée simple. Encore fallait-il y penser.
Léafar Izen l'a fait et nous sert sur un plateau d'or et de cuir un monde fascinant, crédible, visuel et esthétique. Un monde où prophéties et luttes de pouvoir s'entremêlent pour tisser le destin des peuples qui marchent encore. Un monde, enfin, d'espaces et de liberté, de bravoure et d'espoir. Un monde façon
Léafar Izen.
Mais encore ? Très concrètement, en ces temps qu'on devine vaguement lointains, la « course » du Soleil n'est plus qu'une lente marche, au point que nos jours de 24h sont devenus des « Longs Jours » et que nul ne vit assez longtemps pour voir le suivant, bien que l'espérance de vie se soit par ailleurs allongée.
La conséquence la plus visible de cette nouvel
le donne astronomique est que l'hémisphère faisant face au Soleil n'est plus que sable et roches calcinées, tandis que l'hémisphère opposé se retrouve gelé sous une banquise gigantesque. Entre ces deux zones de mort, deux fenêtres d'espace vital larges de quelques longitudes à peine : le « Levant » et le « Couchant ». Chacune se décalant d'est en ouest au rythme lent de la marche du Soleil. Pour les humains comme pour les animaux, un seul mot d'ordre : marcher, nager, ou périr lentement mais sûrement !
Après lecture de ce beau pavé de 640 pages, ma première réaction est une petite déception :
- le concept est génial (quels auteurs de SFFF ne l'ont pas jalousé à sa parution ?).
- Il est original, à la fois simple et puissant par les possibilités qu'il ouvre (le seul titre approchant que je connaisse est
le Monde Inverti, de
Christopher Priest, avec une hypothèse et une exploitation bien plus complexes).
- le worldbuilding développé par l'auteur est fantastique, et ma foi sa plume tient la route !
Alors, pourquoi ne pas avoir tout misé dessus ? Je veux dire, un tel univers se suffisait à lui-même.
Je pense qu'il y avait matière à frapper fort, telle
La Horde du Contrevent d'Alain Damiaso (qui présente bien des similitudes, au-delà du titre).
Au lieu de cela, l'auteur a choisi de plaquer sur cet univers génial tout ce qui se fait de plus classique dans une Fantasy, disons, grand public : lutte de pouvoir et intrigues en haut lieu, prophétie millénaire annonçant la libération du peuple par un enfant à naître, guerriers héroïques et guilde de voleurs…
Je peux comprendre les raisons. Dérouler des tropes qui ont fait leurs preuves et capter ainsi un large public.
Malheusement, ce remplissage ne fait pas que ternir l'idée maîtresse. Il présente également de nombreuses faiblesses.
Structurellement, l'histoire est découpée en trois parties égales appelées « chants ». Un très court épilogue assez spécial clôt le roman – j'y reviendrai. Un obscur avertissement encore plus court le précède ; n'oubliez pas d'y revenir après la fin !
Le premier chant raconte la naissance de l'enfant élue, le deuxième sa prise du pouvoir, le troisième relate son règne, jusqu'au dénouement. La prophétie comme fil conducteur.
Un découpage logique et classique aux transitions bien marquées, mais qui peut poser quelques problèmes de rythme. Ainsi, le deuxième chant est assez long à se mettre en place : après une dizaine d'années écoulées, l'héroïne Célérya tarde à retrouver ses marques et ses anciennes connaissances dans la ville d'Odessa. le troisième chant pose problème car, s'étirant sur près d'un siècle (les humains de cette époque vivent typiquement 130 ans), on voit les personnages principaux vieillir au fil des pages, ce qui est assez déstabilisant. En tout cas, le rythme relativement resserré des deux premiers chants est complètement distendu dans cette troisième partie.
J'ai dit que l'histoire relevait de la Fantasy, mais il est permis d'en douter, notamment au vu de l'épilogue. Mon point de vue est essentiellement pratique : à mon avis, le lecteur de Fantasy sera à son aise au cours de cette Marche du Levant, tandis que l'amatrice de SF risque fort d'être déçue. L'épilogue est certes sympa, mais je le vois davantage comme la cerise sur le gâteau : un ornement qui offre une nouvelle perspective, mais pas au point de chasser le ressenti de 637 pages. Cerise sur le gâteau aussi parce que, après tout, cette chute ne me semble pas essentielle. Son absence ne m'aurait pas choqué, non plus que d'autres scénarios alternatifs dont une demi-douzaine encombrent mon esprit. Et s'il apporte des réponses, il soulève également d'autres questions.
La Fantasy est signée d'entrée de jeu par le duo de personnages principaux élaborés par l'auteur.
Célérya la Voleuse Assassine et Oroverne le Guerrier-Barbare sont en effet de purs archétypes de classes de personnages issus des jeux de rôles. Tandis que le style fortement moyenâgeux de l'univers et l'intégration de batailles épiques évoquent l'Heroic-Fantasy.
De manière intéressante, le terme « classe » de personnage (comprendre « carrière »), qui fait partie du jargon des jeux de rôle, est explicitement utilisé dans le texte !
La filiation se voit aussi :
- à l'importance donnée à certaines activités typiques : équipement des personnages, montée en niveau (progression), recrutement, passages à l'auberge du coin…
- au questionnement autour de la morale, omniprésent chez Célérya.
- au rappel incessant de ce qui distingue les qualités martiales d'un assassin et d'un Guerrier-Barbare.
- au combat final d'Oroverne, formidable clin d'oeil à la capacité spécial « berserker » des barbares dans les jeux de rôle.
Une Fantasy sans magie serait bien fade. C'est pourtant le pari intéressant de
Léafar Izen, du moins en apparence. Car en cherchant bien, on trouve ici et là quelques manifestations magiques, sinon surnaturelles :
- Dans le premier chant, Oroverne invoque une sorte d'esprit lors d'une séance de spiritisme à laquelle assiste Célérya.
- L'appel d'Ovoverne à ses dieux (lors de l'invocation de l'esprit ou lors de son combat final) a pour effet secondaire de consommer des années de vie.
- L'« Absenteur » possède des pouvoirs surnaturels manifestes, bien que très circonscrits.
Enfin, Célérya et Oroverne évoquent la classe de « mage » au cours d'une discussion.
Le traitement Fantasy suit une progression également intéressante : très marqué dans le premier chant, il s'estompe dans le second pour pratiquement disparaître dans le troisième.
Dans
La marche du Levant, les personnages sont à l'honneur. Avec un rendu inégal, proportionnel aux paragraphes investis. La grande gagnante est donc l'héroïne Célérya, suivie déjà loin derrière par son compagnon d'armes Oroverne. Les autres personnages sont vraiment esquissés.
Célérya est la vedette de ce roman épique. Malheureusement elle se paie aussi les plus gros défauts. Avec sa double compétence, on a un personnage expert dans l'assassinat (dague, rapière, arbalète) ainsi que les multiples facettes du vol : déverrouillage, vol à la tire… Aucun problème jusqu'ici. Mais la demoiselle est par ailleurs une beauté irrésistible, ce qui fait d'elle une femme fatale. Soit, du grand classique. Là où ça ne va plus, c'est qu'on nous présente une bretteuse de premier ordre doublée d'une voleuse experte, mais concrètement chaque fois qu'elle doit s'illustrer dans ces domaines, son seul pouvoir de séduction suffit et fait mouche à tous les coups. C'est simple, je crois bien que sur l'ensemble du roman, il n'y a qu'un passage (une ligne) où on la voit personnellement mettre en oeuvre l'une de ses compétences de classe (et ironiquement, cette action ne nécessitait aucune maîtrise). Bref, une parfaite badass sur le papier mais dans les faits, une séductrice. Comme si la liste n'était pas déjà assez longue, la demoiselle est également experte dans l'art du déguisement pour se fondre dans tous les milieux. Un côté
Sherlock Holmes qui aurait pu être plaisant s'il ne participait pas, comme l'aspect séduction, au torpillage de l'aspect badass.
Et ce n'est toujours pas fini : la demoiselle est également douée d'un charisme et d'une autorité hors norme puisqu'elle passe son temps à recruter et diriger des groupes de guerriers ou des milices. Là je dis : trop c'est trop ! Entre la roublarde, la bretteuse de l'ombre, la femme fatale qui se déguise et la meneuse d'hommes, il faut faire des choix. Je ne sais pas ce qu'à cherché à faire l'auteur avec ce personnage, mais s'il souhaitait donner vie au « gros bill » des jeux de rôle, c'est réussi…
Ce n'est pourtant pas ce qui m'a le plus agacé chez ce personnage central. le pire est sans doute la couche de romance qui l'encombre. Une romance toujours esquissée mais omniprésente. Dans ses rapports avec les hommes qui l'entourent (Oroverne, le riche marchand Doskyan, l'apprenti voleur Mylano), elle montre des sentiments très forts. C'est rappelé très souvent. Un sentimentalisme qui s'accorde très mal avec le personnage (une femme fatale qui s'éprend ? Une meneuse qui s'attendrit ?) . C'est d'autant plus paradoxal qu'elle n'a de cesse d'enseigner à son apprenti qu'un assassin ne doit jamais baisser sa garde sur le plan des sentiments.
Bref, dans ce roman il faut compter sur une bonne dose de sentimentalisme contre nature, mais cela on le devine dès la première scène avec cette séquence théâtrale : « Célérya n'arrêta sa course qu'au seuil des bras d'Oroverne. ».
Dernier problème avec Célérya : la fin du premier chant marque une évolution significative de son personnage, puisqu'elle renonce à sa carrière de Voleuse-Assassine. Un choix intéressant mais trop risqué à mon avis car on perd ainsi la part la plus vendeuse du personnage, et celui-ci étant déjà assez chargé, on ajoute encore de la confusion. Enfin, cette évolution génère de nombreuses contradictions par la suite.
Oroverne est un personnage assez solide, mais on n'a pas trop l'occasion de savoir ce qui se passe dans sa tête.
L'Archiprêtre est le grand méchant, bien installé au pouvoir. Son comportement vis-à-vis de son entourage le conduit logiquement petit à petit à l'isolement. Je ne l'ai pas trouvé très crédible. Un homme de pouvoir solitaire sans scrupules, mais au comportement paradoxalement enfantin parfois.
Le personnage de l'enfant élue Akeyra pose quelques problèmes. Son aspect central pour l'intrigue principale le met en concurrence avec le personnage de Célérya pour l'identification du personnage principal. Ensuite, il est difficile de s'identifier à elle car l'enfant Akeyra n'est pas loquace, et la future Akeyra régnante n'apparait qu'au troisième chant et évolue dans son caractère.
De manière générale, les personnages principaux de ce roman ont une fâcheuse tendance à s'estomper dans le troisième chant (en même temps que la touche Fantasy) :
- Célérya, devenue proche conseillère d'Akeyra, devient de plus en plus discrète à mesure qu'elle devient vieille. Une sorte de passation de premier rôle au personnage d'Akeyra, on peut dire. Toujours est-il que Célérya n'est plus l'ombre que d'elle-même, ce qui peut laisser un goût amer quand on s'est identifié à elle au fil de ses aventures.
- Si Célérya n'est plus l'ombre que d'elle-même, que dire d'Oroverne ? Sans rien dévoiler, il n'y a plus rien à attendre de ce beau personnage. Dommage car il était porteur de bien des mystères dont on ne saura jamais rien.
- le guetteur du désert Ak Bhalak est un personnage plus intéressant que les autres, car depuis le premier chant un sérieux doute plane sur ses intentions. On le soupçonne d'agir en sous-marin pour ses seuls intérêts personnels et d'avoir peu de scrupules. La clique des héros finit par s'en méfier, et nous faisons de même. Hélas, dans le troisième tome, cette intrigue prometteuse finit par être abandonnée, sans trop de justification.
En vrac, voici les autres faiblesses que j'ai relevées :
- Des aspects peu crédibles, comme Oroverne qui se balade en armure de plate sur la banquise pendant des semaines. Pour relativiser, les soucis de crédibilité ne sont pas gênants dans une Fantasy grand public comme ici, même si en en gommant les aspects surnaturels, l'auteur s'expose un peu plus. Il faut par ailleurs souligner que l'univers est globalement très cohérent et crédible.
- La Prophétie est invoquée plusieurs fois par des personnages souhaitant justifier une prise de risque. Cela donne quelque chose comme : « Ne vous inquiétez pas, il n'est écrit nulle part dans la prophétie que je doive mourir aujourd'hui. ». Une fois, ça passe. Mais c'est répété de nombreuses fois avec quelques variations, et on finit par ne plus voir que le côté artificiel d'un procédé qui permet d'évacuer à moindre coût certains problèmes.
- Des personnages parfois creux, comme les Sélénités Pourpres (un concile de sages, gardiens de la tradition du peuple de
la Marche du Levant) et le Grand Invisible (le chef de la Guilde des Voleurs-Assassins). Chacun à leur façon, on les voit débattre âprement avec l'Archiprêtre lors du premier chant. En réalité, ces personnages ne sont pas plus exploités que ça. Leur fonction narrative est essentiellement de donner l'illusion d'une complexité dans un jeu de pouvoir où l'Archiprêtre règne en maître.
- Un roman sans surprises, ou presque. D'un côté, la trame principale est courue d'avance, avec la fameuse Prophétie. de l'autre, les différentes intrigues sont généralement très simples, et même parfois révélées à l'avance, comme c'est le cas avec les plans échafaudés par l'Archiprêtre ou par Brégisor et son clan de rebelles.
- Des intrigues abandonnées. La plus frustrante étant celle du peuple de Polaria, évoquée par l'Archiprêtre dès le premier chant. Bien plus tard, on apprend que ce peuple dispose d'une technologie bien plus avancée que tout ce qui est connu. Pourtant, on n'en saura pas plus. Pfuit !
- Une narration parfois trop elliptique. Les scènes de guerre en usent souvent (ex. : le combat final d'Oroverne ou la grande bataille finale) pour résumer la violence, mais au prix d'une distanciation. Les ellipses temporelles sont très nombreuses et malheureusement difficilement évitables puisque le récit s'étire sur plus d'un siècle.
- Certaines scènes qui s'enlisent et tuent le rythme, comme le deux camps qui se regardent en chiens faïence après le coup d'État.
- Mon plus gros bémol concerne le troisième chant, dont une moitié est consacrée aux rencontres entre le peuple de
la Marche du Levant et le peuple voisin allant sous les Tropiques (un peuple maritime). Il s'agit avant tout de la rencontre entre deux cultures que presque tout oppose (mais soumises au même impératif de nomadisme lent. L'auteur traite ces quelque cent pages par une rupture totale de style, abandonnant la Fantasy pour mimer des Lettres Persanes et la littérature qui s'en est inspirée. Un choix très risqué pour un résultat qui m'a rebuté par sa tonalité excessivement naïve sous fond d'exotisme.
Ce que j'ai aimé :
- Il va s'en dire, le concept et le worldbuilding tout entier !
- le premier chant, et tout particulièrement l'épisode sur la banquise.
- L'épilogue.
- L'infiltration du Palais royal.
- L'Absenteur, une merveille d'originalité.
- La plume très agréable.
- le vocabulaire spécifique aux corps de métiers et aux lieux visités. L'expérience de l'auteur comme aubergiste et guide de montagne a sans doute parlé ici.
- Les tournures de phrases pour rendre l'univers féodal, sans excès.
- le travail sur les toponymes quelques noms communs, de simples variations des noms que nous connaissons.
Pour finir, quelques références :
Selon la Prophétie, l'espoir repose sur un enfant à naître – l'élu – au sein d'un peuple du désert. Une prophétie très biblique !
La suite de la Prophétie continue à puiser dans l'histoire de Moïse qui à l'âge de 80 ans, conduit son peuple à la Terre promise. C'est précisément ce que doit faire Akérya à la fin de sa vie ! Encore une référence : Après sa fuite du désert, Moïse mène une vie de berger. Cette fois-ci, c'est Célérya qui s'y colle…
La prophétie annonce aussi que l'élu est destiné à renverser le pouvoir en place en s'appuyant sur ce même peuple du désert et à régner… Dune, quoi !
Si vous avez aimé le duo féminin formé par Akérya régnante et Célérya devenue sa proche conseillère, sachez que le même existe dans L'Interdépendance, de
John Scalzi, une excellente trilogie de space opera. On y voit ainsi une jeune fille qui se retrouve malgré elle impératrice, sans aucune expérience du pouvoir, assistée par une autre femme d'action qui porte le récit.
La comparaison est intéressante, car si dans les deux cas, les auteurs ont délibérément placé au pouvoir deux héroïnes, l'approche de
Scalzi est profondément féministe, tandis que celle d'Izen n'en a que l'apparence : Célérya reste dominée par une logique de séduction et de sentimentalisme, tandis qu'Akéria reste fade et se repose sur son entourage (c'est Mylano qui échafaudera le plan de la bataille finale). D'autre part, la tonalité est très différente : dans l'Interdépendance, les méchants sont vraiment méchants, la fille badass est vraiment badass et a un vrai caractère fort, les intrigues de cour sont vraiment des intrigues de cour.