PREMIER ACTE.
(Sur un banc, Camille, femme édentée toute ratatinée avec un chapeau à la main dont jaillit une marguerite.
Un grand silence. Des chants d'oiseaux. La femme est immobile. On attend un long moment. Elle remet son chapeau de ses mains ridées. Fait un petit signe de la tête comme si elle avait reconnu quelqu'un et l'avait salué. Elle garde le regard fixe. Les deux mains appuyées sur une canne.)
CAMILLE : Te voilà enfin. Je t'ai tant attendue. Et si longtemps. (Petit rire) Je savais bien que tu finirais par venir. Je sais que tu n'es pas mauvaise au fond. Oui je le sais. Je suis si contente que tu sois là. Viens, assieds-toi. Près de moi. Pourquoi restes-tu debout ? Ça me fait mal à la tête de te voir debout. J'ai des vertiges, tu sais. On ne mange pas bien, ici. Pas bien du tout. Je ne mange pas bien. Je ne dors pas non plus. Toutes ces nuits à t'attendre. A regarder le ciel et à t'attendre. J'avais froid. On a froid ici. Je t'ai écrit que j'avais froid. Tu ne m'as jamais répondu. Pourquoi tu ne m'as jamais répondu ? Pourquoi ?
Pourquoi moi, Camille, je ne reçois pas de réponse de sa mère, jamais ? Si lui, lui, avait été enfermé ici, si c'était lui à ma place, tu serais venue plus tôt ? Tu lui aurais répondu ? (En haussant les épaules) Tu serais venue, c'est sûr, lui c'est un poète, il écrit des pièces de théâtre, il parcourt le monde, il n'est pas fou, lui, pas comme moi.... ou plutôt, lui il a le droit d'être fou. Et pas moi. Lui a le droit d'être fou dehors. Et pas moi dedans. Moi je n'ai pas le droit d'être folle, ni dehors ni dedans.
Cela fait trente ans que tu, que vous m'avez abandonnée. Mon Dieu, oui Mon Dieu, pourquoi m'avoir abandonnée ? Je n'avais rien fait de mal, rien du tout. (En chuchotant) J'ai juste aimé. C'est beau d'aimer. Je croyais qu'il suffisait d'aimer. C'est beau d'aimer. C'est doux. Il n'est pas donné à tout le monde d'aimer. Il y a ceux qui ont le coeur sec, ceux-là ils ne savent pas ce que c'est "aimer". Aimer. Donner. Partager. J'ai donné mon corps, j'ai donné mon âme. J'ai donné mon art. On m'a tout pris. Lui. Lui, celui qui ne vient plus. Celui qui ne me prend plus dans ses bras, celui qui m'a reniée par trois fois, celui qui a tout pris et qui a froissé ce "tout" dans ses gros doigts. Assieds-toi, je t'en supplie. Tu me donnes le tournis, à rester plantée là, à me regarder. Il n'y a rien à voir. Une vieille femme édentée. (Elle ouvre la bouche) Tu vois, je n'ai presque plus de dents. Ça aussi il me l'a pris. Il a vendu mes dents au marché. Tu ne me crois pas ? Pourtant, c'est la vérité. Je dormais, c'était au printemps de l'année dernière, ou de l'année d'avant. Je ne sais plus, ici, le temps... quelle importance ? Je dormais. Il croyait plutôt que je dormais. La vérité, c'est que je ne dors jamais. Je guette. Je guette si quelqu'un veut venir me tuer. Si quelqu'un veut percer mon flanc pour voir mon sang couler. Si quelqu'un veut s'assurer que mon sang est rouge, rouge sang... (Elle rit de nouveau) Mon sang est rouge, ils n'ont qu'à me le demander, je leur dirai à tous ces gueux que mon sang est rouge. Bien sûr qu'il est rouge mon sang. Ce n'est pas de la pisse mon sang. C'est du sang. C'est du vrai sang qui coule dans mes veines. Pour combien de temps ?