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Critique de Rodin_Marcel


Jablonka Ivan – "Laetitia ou la fin des hommes" – Seuil, 2016 (ISBN 978-2-02-129120-9)

Cet ouvrage mélange au moins cinq registres différents, ce qui n'est pas sans poser de nombreuses questions sur sa pertinence scientifique, alors que l'auteur se présente comme un historien universitaire, avec rang de "professeur" à l'Université Paris XIII (dont le siège se trouve en Seine-Saint-Denis, à Villetaneuse).

Un premier registre consiste à exposer l'affaire Laëtitia Perrais, cette jeune femme assassinée puis démembrée dans la nuit du 18 au 19 janvier 2011 par Tony Meilhon, un marginal "bien connu des services de police et de justice" (selon la formule consacrée). L'auteur se livre à une reconstitution aussi minutieuse que possible, après avoir rencontré la plupart des protagonistes du côté de la victime : il est ici dans une démarche proche de celle d'un auteur comme Morgan Sportès avec ses récits "L'appât" ou "Tout, tout de suite". Relevons par exemple une description bien venue (pp. 144-145) de cette France périurbaine éloignée de tout, "espaces anonymes, mal connus, peu représentés, dont on ne parle jamais", ou (pp. 154-157) de cette zone littorale offrant des possibilités de modeste ascension sociale dans ses espaces urbanisés (Nantes) ou spécialisés dans les loisirs de masse (stations balnéaires), n'excluant nullement (certains pensent même que ces zones en vivent) des zones d'extrême misère et de déclassement social où survivent justement des gens comme Laëtitia, ses parents et son agresseur.

Un deuxième registre vient interférer, dans une tonalité nettement partisane : l'auteur tient à présenter son point de vue sur les interventions dans cette affaire (dès son discours du 25 janvier tenu à Saint-Nazaire), du Chef de l'Etat de l'époque, Nicolas Sarkozy. Ce dernier est bien connu pour ses outrances et son style constamment provocateur (cf pp. 119, 137), ce dont un historien devrait s'affranchir, alors que l'auteur produit ici un dossier à sens unique, mené uniquement à charge : pas un mot sur le harcèlement poursuivi avec acharnement par les magistrats contre ce Président dès 2006 (menant tous à des non-lieu), pas un mot par exemple sur le "mur des cons" découvert en avril 2013 dans la grande salle du Syndicat de la magistrature (illustrant crûment les limites de la mythique indépendance des juges – rappelons que ce syndicat est celui du juge Henri Pascal, qui s'illustra dans l'affaire de Bruay-en-Artois), une simple allusion critique des mesures prises sous Sarkozy comme les peines plancher (cf p. 118 – loi déplaisant aux magistrats qui s'imaginent qu'elle porte atteinte à leur pouvoir décisionnel discrétionnaire). Quant à l'idée – qui émerge justement lors de cette affaire Laëtitia – de demander des comptes à l'appareil judiciaire, elle ne peut que paraître fort saine à tout un chacun ; d'une part du fait que toute profession (y compris la justice) doit impérativement faire l'objet de contrôles extérieurs – à plus forte raison lorsqu'il s'agit de l'emploi de l'argent du contribuable –, d'autre part parce que l'appareil judiciaire français a causé de telles catastrophes (depuis l'affaire de Bruay-en-Artois, jusqu'à celle d'Outreau et – précisément – cette affaire Meilhon !) qu'exiger quelques sanctions ne ferait que rejoindre ce qui survient dans n'importe quelle autre profession lorsqu'un cadre commet une erreur. On ne peut hélas guère s'étonner que l'auteur entonne l'air bien connu de l'indignation vertueuse face à toute tentative d'instaurer un tel contrôle extérieur (pp. 173-174 puis 194-199, apothéose lyrique p. 264), puisqu'il appartient lui-même à l'une de ces corporations (les professeurs d'université) qui ne rend compte de son utilité qu'à ses pairs, comme tous ces "ordres" caractéristiques du système de castes franchouillard (ordres des médecins, des architectes, des pharmaciens, des avocats, et tutti quanti, jusqu'au conseil supérieur de la magistrature) qui ne servent qu'à protéger leurs membres – chacun protégeant l'autre dans la crainte de se voir un jour lui-même sur la sellette.
Notons par ailleurs que l'auteur lui-même trahit ce camp qu'il souhaite défendre, en montrant par exemple – en toute naïveté, sans la moindre gêne – combien la consommation de drogues est connue et tolérée dans notre pays : il nous transporte sans hésitation dans les bars, tripots et boîtes de nuit notoirement connus, fréquentés par Meilhon, jamais inquiétés par cette si bonne magistrature qui relâche l'après-midi même les délinquants que la police met des mois à traquer.

Le troisième registre consiste à mettre en lumière le rôle déplorable des médias et tout particulièrement des journalistes, dès le soir de l'arrestation du meurtrier (p. 82) ; le quatorzième chapitre leur est entièrement consacré (pp. 89-97), il est même fait mention de leur posture de "vautour" (p. 89). Là encore, rien n'a changé depuis l'affaire de Bruay-en-Artois, bien au contraire, l'avènement d'Internet et des "réseaux sociaux" (quelle appellation pour ce réseau d'égouts !) permet les pires dérives et manipulations. Une fois n'est vraiment pas coutume, l'auteur pense même à dénoncer avec une certaine virulence (pp. 94-95) tous ces intermédiaires qui – en toute impunité depuis des décennies – organisent délibérément les "fuites" orientées alimentant justement ces vautours (p. 296), lesquels disposent de moyens colossaux pour entraver la bonne marche d'une enquête (pp. 164-165), encore une fois sans que les pouvoirs publics ne s'y opposent efficacement depuis des décennies.
Mais cette noble indignation cède devant la toute jolie complicité qui s'instaure entre l'auteur et la cheftaine locale de l'AFP (Alexandra Turcat, qui nous est présentée dès la page 94). Cet entre-soi s'étend vite à l'avocate Cécile de Oliveira (mise en scène dès la page 11, promue au rang d'amie dès la p. 31, avec un délicieux tutoiement en page 358, décidément on nage dans le bonheur). Pour culminer dans un entre-soi de caste confinant à l'imbécillité béate sous couvert de féminisme (p. 334), englobant ensuite Edwy Plenel promu au rang de "grand journaliste" (p. 346).
Ces professions d'avocat et de journaliste sont même finalement jugées dignes d'une presqu'égalité avec le mythique "chercheur" (pp. 93 puis 346) : quand on connaît et fréquente ce milieu des "chercheuses et chercheurs", on mesure l'ampleur de cette promotion dans l'Olympe !

Le quatrième registre renvoie au sous-titre, "la fin des hommes" : l'auteur distille (dès la p. 29) la doxa de la "perpétuelle violence faite aux femmes", très à la mode dans une certaine intelligentsia. Si de tels outrances verbales correspondaient à la réalité, la population française féminine se réduirait dramatiquement de jour en jour, ne comptant d'ailleurs plus que des estropiées et mutilées en attente d'être zigouillées au prochain coin de rue.
Ces mêmes vertueux féministes observèrent le désormais célèbre "silence assourdissant" lorsqu'un petit juge ne trouva absolument rien à redire aux agissements du tandem Straus-Kahn / Dodo-la Saumure – et ses collègues viennent de renoncer à toute poursuite contre Denis Baupin. Ce d'autant plus que l'auteur se borne à quelques énoncés relevant du postulat idéologique, parsemés ça et là sans fournir la moindre argumentation, tout en reconnaissant tout de même que – dans cette affaire Laëtitia, les enquêteurs mâles ne ménagèrent point leur peine, c'est le moins que l'on puisse admettre. L'auteur nous fait même le coup de l'incontournable"femme libre" (p. 320).
Mais bon, l'auteur et l'éditeur tiennent à nous vendre cette soupe pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons ; de toute façon, ce thème n'est qu'effleuré, sa mise en avant par l'éditeur relève plus de la flagornerie que d'un réel centre d'intérêt de l'ouvrage.

Cinquième registre enfin, celui par lequel l'auteur se met lui-même en vedette, et ce, dès le tout début de son ouvrage, dès le début du tout premier chapitre (cf. p. 11) d'une façon plutôt écoeurante consistant à étaler son titre de "professeur à l'université Paris 13" puis ses propres "mérites" qui sont en fait ceux de ses grands-parents. Passe encore, on se dit que c'est assez maladroit.
Mais par la suite, il prend soin – et à plusieurs reprises – de bien insister : d'une part il n'a rien de commun avec les gens composant cette couche sociale dont Laëtitia et sa soeur sont issues (p. 145), d'autre part il étale sa conscience d'appartenance à une caste privilégiée cultivant son entre-soi (p. 288), à tel point que cela finit par insupporter lorsqu'il écrit (p. 357) "j'ai écrit le chapitre 2 au restaurant Bleu Baker de College Station, Texas" après avoir reconnu quelques lignes plus haut à quel point il instrumentalise Laëtitia : sa pitié envers les pôvres gens confine à de la tartufferie.

Notre auteur le proclame dans une fabuleuse formulation : nous voilà dans une société "libérée de la lutte des classes" (p. 82) : depuis le temps que la gauche caviar cherche comment s'émanciper du marxisme originel, de son culte du prolétaire et de sa dialectique infernale, cette formule est magnifique ! A n'en point douter, elle fera date, puisqu'elle permet de remplacer le désormais vieux cliché des pauvres contre les riches par des couples d'opposition (moteur indispensable à une pensée de gauche) bien plus manipulables – les jeunes contre les vieux, les femmes contre les hommes, les bonnes "minorités visibles ouvertes sur le monde" contre les vilains petits blancs racistes ruraux sexistes etc etc.

La lecture de ce livre me fait penser aux ouvrages d'Elena Ferrante publiés sous le titre "l'amie prodigieuse", dont l'un des thèmes centraux consiste justement à montrer combien cette caste d'intellectuel(le)s sait se préserver de toute intrusion des gens pauvres tout en faisant semblant de les défendre : nous en avons ici un exemple quasiment archétypal.
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