Vingt-huit poètes modernes de langue française lus avec exigence et empathie par
Philippe Jaccottet. Un exercice de fulgurance, de divination secrète et de bonheur presque pur.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/07/14/note-de-lecture-lentretien-des-muses-philippe-jaccottet/
Quel plus enthousiasmant programme, pour toute chroniqueuse ou tout blogueur, en toute humilité, mais tentant de faire exister quelque chose, que ces quelques lignes tracées par
Philippe Jaccottet en introduction de son « L'entretien des muses » (simplement sous-titré « Chroniques de poésie »), publication en volume en 1968 de vingt-huit petits essais écrits entre 1955 et 1966, principalement pour les colonnes de la Nouvelle Revue française et de la Gazette de Lausanne, assortis de quelques notes alors inédites en complément.
Plus précieuses encore dans ce qu'elles dessinent dans leurs pleins comme dans leurs creux, de tentative volontariste, même si effectuée sans emphase, de rendre compte de ce que signifie lire
de la poésie, tâche déjà ô combien difficile, de son aveu même, pour le poète accompli et extrêmement fin lecteur et connaisseur que fut l'habitant de Grignan, décédé en février 2021, accompagné plus que jamais par les éloges unanimes de la communauté littéraire, tâche qui semble parfois insurmontable pour la lectrice ou le lecteur qui découvre depuis peu la poésie moderne et contemporaine, et qui y cherche des repères ou des marques de familiarisation dans la défamiliarisation.
Il est particulièrement intéressant, avant de se plonger dans les plus audacieuses des tentatives de transmission et d'éclairage opérées ici par
Philippe Jaccottet, de saisir certaines de ses réserves, de ses incertitudes ou même de ses rejets (relatifs – comme il l'indiquait lui-même en ouverture) vis-à-vis de certains très grands noms, dont il traque avec respect certaines limites dans la lecture que lui-même peut en faire : à propos de
Saint-John Perse (1887-1975), dont il admire maintes facettes mais dont il soupçonne le souci trop prononcé de fabrication à vide, à partir d'un certain moment dans son oeuvre, à propos de
René Char (1907-1988), pour lequel on sent aussi une vaste empathie pourtant, mais qui suscite pourtant une réserve complexe (« Trop de beauté – un trop à peine pondérable – ne chasse-t-elle pas la beauté ? »), mais aussi sur des tonalités parfois subtiles et contrastées tenant compte d'un tempo de l'oeuvre, à propos de
Paul Claudel (1868-1955), de
Pierre Jean Jouve (1887-1976), de
Francis Ponge (1899-1988), ou encore de
Jean Tardieu (1903-1995).
Il y a aussi, bien entendu dans semblable ouvrage, la magie de la découverte, en ce qui me concerne, de l'inconnu (même s'il est en réalité plus que célèbre), inconnu que le texte de
Philippe Jaccottet dévoile et rend désirable – et ils sont ici nombreux, tant est menue ma culture personnelle
de la poésie moderne et contemporaine :
Edmond-Henri Crisinel (1897-1948), chez qui « la poésie ne s'est nullement développée organiquement avec les années, mais a été un affleurement d'ombres et de trésors profonds que recouvraient d'ordinaire les eaux du quotidien le plus monotone, le plus quotidien »,
Gustave Roud (1897-1976), dont la voix n'est jamais « plus saisissante que lorsqu'elle monte, assourdie, durcie même, de ces confins où il est le plus mal, où il se croit, peut-être, le plus éloigné
de la poésie, attendant en vain, mais attendant malgré tout, immobile, effrayé, digne comme savent le rester peu de poètes, entouré de ses quelques signes familiers qui se détournent et se taisent »,
Armen Lubin (1903-1974), où « ce qui frappe d'abord, c'est que l'harmonie est malmenée, brisée, réduite en loques même quelquefois » et où la « poésie est de l'ordre de la ruse : il n'a que cette arme contre l'anéantissement dans l'immobilité, écartelée ou souffreteuse »,
Jean Tortel (1904-1993), Pierre Delisle (1908-2000), Jean Grosjean (1912-2006), et « ces campagnes, où il rôde, ou attend, [dans lesquelles] souvent on entend grincer et cahoter des chars »,
Henri Thomas (1912-1993),
Jean-Paul de Dadelsen (1913-1957), avec « ce qui [y] est si poignant […] : les
moments où il se refuse à la fuite (dans le brillant, le cocasse, la verve, la grandiloquence), où le regard est absolument nu, l'âme nue, le langage nu », Alain Borne (1915-1962),
Maurice Chappaz (1916-2009),
Michel Deguy (1930-), et enfin
Pierre Oster (1933-2020). Autant de voix désormais à découvrir à leur tour, depuis cette table d'orientation exigeante ainsi révélée.
Les mots à propos d'auteurs que j'aime tels que
Jules Supervielle (1884-1960),
Pierre Reverdy (1889-1960), Paul Éluard (1895-1952),
André Breton (1896-1966),
Henri Michaux (1899-1984) ou
Guillevic (1907-1997), ou que ne connais encore que fort peu, tels
Jean Follain (1903-1971),
Yves Bonnefoy (1923-2016),
André du Bouchet (1924-2001) ou
Jacques Dupin (1927-2012), sont de ces mots qui confortent des ressentis, précisent des imaginations, ouvrent des perspectives, confrontent et sensibilisent, reformulent des catalyses non envisagées et inventent des géométries moins euclidiennes. Ici aussi, la lectrice ou le lecteur sortira plus enchanté, plus aiguisé, plus soucieux encore du pouvoir – qui n'a pourtant rien de magique en soi – de la lecture en général,
de la poésie pénétrante en particulier.
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