S'aborder ou saborder ?
Françoise Guérin
"Bien qu'ils n'aient fait que nous frôler, nous croiser, qu'on ne les ait jamais revus, qu'on ne leur ait jamais parlé, ils portent mal leur nom de passant, tant la trace qu'ils laissent derrière eux ne passe pas."
Dans la suite de son travail sur le
corps,
Fabienne Jacob nous livre, avec
Un homme aborde une femme, un ouvrage atypique, à mi-chemin entre le roman et l'essai. Remarquablement écrit, ce petit livre est parsemé de pépites qui, toutes, illustrent le malaise de la rencontre avec la question sexuelle.
Lorsque le livre débute, la narratrice vient d'être laissée par celui qu'elle aimait.
"‒ Je n'ai plus d'élan pour toi.
De toutes les phrases que m'ont dites les hommes, c'est celle qui m'a le plus atteinte. Les mots des hommes de la rue ont glissé sur moi, mais pas celle-là, qui a été prononcée chez moi, pourtant une phrase de rien, à l'air policé, inoffensif. "
Les mots de la rupture sont prétexte à évoquer la manière dont les hommes abordent les femmes. Et pourquoi pas l'inverse ?
"C'est à l'homme de faire le premier pas, la rengaine que les grand-mères infusent aux mères qui l'infusent elles-mêmes aux filles et ainsi de suite."
Les hommes suivent donc les femmes dans la rue. L'effet de leurs interpellations, de leurs regards, de leurs cris, le trouble qu'ils produisent, voilà ce qui intéresse la narratrice. Cela commence avec un enfant qui jette des cailloux dans les roues de sa bicyclette.
"[…] le garçon aux cailloux m'a offert ni plus ni moins que ma première expérience érotique. le garçon au nom qui roulait des i n'a pas lancé de cailloux pour me faire tomber mais pour que je le regarde. […] J'ai plongé dans le noir de sa pensée, j'ai rejoint sa sauvagerie et sans doute l'éclair d'un instant l'ai-je aimée."
Et de s'interroger :
"J'ai du printemps sous ma robe, comment il est entré et pourquoi il s'attarde, je ne sais pas… "
Suivent des souvenirs de rencontres. Une femme, que la libido a quittée, jouit d'une poignée de cerises qui jutent sur son menton. Une autre s'adonne avec lucidité à la géolocalisation amoureuse. Une religieuse qui a, depuis longtemps, quitté le voile, n'est pas bien sûre d'avoir un
corps ‒ un très joli passage qui compte parmi les plus délicats. Les récits s'enchâssent, des femmes témoignent de leur désir opaque, insaisissable.
"L'élan est ce que j'aurai le plus aimé dans une vie, devenir un fleuve, couler vers l'estuaire, ces personnes vers qui on va, vers qui on coule, on monte les escaliers deux à deux pour aller les rejoindre dans les beaux soirs, on court vers eux, on ne pèse plus, on n'a plus de matérialité, on quitte notre état de
corps solide, on n'est plus soumis à l'attraction terrestre, mais à l'attraction de l'autre."
Dans son enseignement, le psychanalyste
Jacques Lacan a eu cette formule saisissante sur laquelle on n'a pas fini de gloser : "Il n'y a pas de rapport sexuel". Il ne s'agit évidemment pas de nier l'existence des relations sexuelles mais de dire que, chez l'être parlant, le rapport entre l'homme et la femme ne va pas de soi. Il est toujours à inventer. Quoi qu'on en dise, la rencontre entre les sexes n'a rien de naturel ou d'instinctuel. Elle est source d'embarras puisque la parole s'en mêle et, avec elle, le malentendu.
Comment on s'aborde tout au long d'une vie ? Comment on saborde le rêve amoureux qu'on porte en soi ?
Fabienne Jacob, avec ses petites vignettes qui conjuguent désir et jouissance, nous le montre de la plus belle manière qui soit.
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