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Critique de HordeDuContrevent


Le silence est quasi inexistant sur une île. Il y a les cris des mouettes, des pies huîtrières, des eiders et ceux des cormorans qui se dressent sur l'écueil comme des moines carbonisés, ajustant leurs soutanes selon le vent. le bruit du vent, omniprésent, qui emporte constamment le sol dans la mer. le silence est rare et sa durée « varie selon les saisons, le silence peut durer longtemps dans le gel de l'hiver, comme lorsqu'il y avait de la glace autour de l'île, mais celui de l'été est toujours comme une petite pause entre un souffle de vent et un autre, entre le flot et le jusant, ou pendant ce miracle qu'est l'instant où l'homme cesse d'inspirer avant d'expirer ».

Pourtant c'est bien le silence qui a fait place en moi en lisant ce beau livre insulaire « Les invisibles » de Roy Jacobsen. Il a bercé ma respiration au rythme des saisons, au rythme des multiples activités immuables à mener pour survivre sur une île, au rythme des épreuves et du courage indispensable à avoir en tant qu'ilien. Au rythme des petits bonheurs simples. Un livre qui m'a apporté du calme, a épousé ma solitude de lectrice. La trame narrative y est lente mais aussi toujours en mouvement. Je m'y suis sentie comme en mer : bercée par les vagues, ballotée par moment, et en même temps ancrée en mon moi intérieur. Je m'y suis sentie bien.

Et comme toujours en mer, j'ai aimé l'horizon, tout est horizon sur une île, plan infini où les nombreuses îles norvégiennes ressemblent à des temples flottants les jours d'hiver brumeux ou à des perles de collier en été. La faune et la flore nous sont racontés dans ce livre et les paysages sont magnifiques, toujours changeants ; la plume de Roy Jacobsen les sertit d'une poésie délicate et très imagée : « Ingrid marche avec ses chaussures en poil de chèvre sur un plancher de verre entre l'île et Moltholmen, et elle voit en dessous d'elle des algues, des poissons et des coquillages dans un paysage d'été. Oursins, étoiles de mer et pierres noires sur le sable blanc, poissons qui filent à travers des forêts oscillantes, la glace est comme une loupe, claire comme l'air ».

Nous suivons le quotidien d'une famille de pêcheurs sur une île tout au nord de la Norvège, une île proche du cercle polaire, dans l'archipel dit aux milles îles qui porte le nom des familles qui y vivent. Hans Barrøy, trente cinq ans, habite avec sa jeune femme Maria, sa petite fille Ingrid, sa soeur retardée, du moins différente, Barbro et son vieux père Martin, sur leur toute petite île, l'île Barrøy. Ils en sont les uniques habitants. Les saisons rythment le dur travail de la pêche et des fenaisons, le maillage des filets, le ramassage de la tourbe, les réparations de la maison, l'accouplement annuel du bélier, le tri des déchets échoués après les tempêtes. Toutes ces besognes sont décrites de manière détaillée et respectueuse d'un savoir-faire ancestral se transmettant au fil des générations. La vie de ces iliens est rude, avec peu de confort, les sentiments ne s'expriment pas, du moins s'expriment silencieusement, la pudeur est de mise. Parfois les sentiments explosent et déferlent sans aucune digue pour les retenir.
La vie sur l'île de Barrøy est par moment un paradis, par moment un enfer, des jours de richesse et des jours de désespoir, la frontière entre les deux est ténue.

Le personnage central est la petite fille, Ingrid, à la longue chevelure de la couleur du goudron, aux yeux pétillants « où la bêtise morne de la pauvreté est tellement absente ». Elle observe ce monde d'adultes dont les repères ne sont pas toujours faciles à comprendre. Très attachée à son île, elle la préfère de loin à l'école qui a lui volé son beau sourire que son père aime tant. « Tu rigoles de tout, dit-il en songeant qu'elle connaît la différence entre le jeu et ce qui est sérieux, qu'elle pleure rarement, qu'elle ne fait pas la tête de mule ni ne ressasse, qu'elle n'est jamais malade et qu'elle apprend ce qu'il faut » se rassure-t-il, lui qui a tellement peur qu'elle soit comme sa soeur, différente. Mais non, Ingrid s'avère être vive, sensible, intelligente, courageuse, curieuse et solaire. Nous allons suivre sa vie et son destin sur presque deux décennies. C'est une fille de la mer « qui ne voit pas les vagues creuses comme un danger ou une menace, mais presque toujours comme un chemin et une solution ».

Les invisibles…l'auteur parle-t-il de ces iliens qui vivent si retirés qu'ils en deviennent invisibles, notamment pour les gens du pays ? Ou alors des pensées et des sentiments, notamment la peur, qui doivent être invisibles dans cette vie simple et rude ?

Ce roman évoque une époque révolue, celle de la Norvège avant la découverte du pétrole. C'est un roman captivant de par son ton monotone, simple mais pas ennuyeux, comme si l'auteur avait voulu associer son écriture à l'image de la vie insulaire. Un roman qui parle beaucoup du labeur, des gestes, sans relâche. C'est très efficace bien que déstabilisant de prime abord. le roman gagne peu à peu en profondeur et en poésie, les chapitres sont courts, telles de courtes nouvelles ayant pour thème exclusif cette île, puis au fur et à mesure que nous découvrons la vie sur l'île et les personnages, le récit prend de l'épaisseur. L'écriture, malgré ce ton qui se veut par moment monotone, est sublime. Je vous propose de clore mon ressenti avec un passage qui m'a particulièrement plu :

« Plus rarement, ils trouvent une bouteille à la mer qui contient un mélange de nostalgie et de confessions, et qui concerne une autre personne que celle qui la trouve ; si elle avait touché le bon destinataire, elle lui aurait fait verser des larmes de sang et remuer ciel et terre. Les îliens les ouvrent avec tout leur bon sens, ils en tirent les lettres et les lisent, s'ils en comprennent la langue, ils se font des idées sur le contenu, des petites idées bien vagues – les bouteilles à la mer sont d'étranges véhicules de manque, d'espoir et de vie inachevée –, puis ils rangent ces lettres dans un coffret où l'on met les choses que l'on ne peut ni posséder ni jeter, ils font bouillir la bouteille et la remplissent de jus de groseille, ou bien ils la posent tout simplement sur le bord de la fenêtre de l'étable comme une sorte de preuve de son propre vide, les rayons de soleil se teintent de vert en la traversant avant de retrouver leur couleur parmi les brins de paille secs sur le plancher »

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