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Critique de CDemassieux


C'est une histoire racontée au jour le jour, assez brutalement et sans les fioritures stylistiques d'usage – bien que l'auteur soit un lettré – ; parce que c'est une histoire tragiquement vraie, qui, pour enfoncer le clou, se déroule sur les terres d'enfance de l'auteur : Lucien Jacques, un antimilitariste qui, après ça, deviendra un pacifiste acharné, comme son ami Jean Giono.

Alors brancardier, il observe et retranscrit les faits avec une urgence terrible, sur deux carnets qui courent de la fin juillet 1914 au mois d'août 1915. le premier s'appelle « Mouvements » et laisse le temps au lecteur de prendre ses marques et d'avancer progressivement dans la guerre. le second s'intitule « La boue » et nous plonge littéralement la tête dedans.

Quand vient la boucherie, Lucien Jacques ne peut bien souvent offrir que des soins de fortune aux blessés – la plupart des mourants : « Il faut les tenir, les déshabiller (certains sont en bouillie) », explique-t-il dans les premiers mois du carnage. « Moi qui n'étais pas fait pour être conduit militairement », glisse l'intéressé…

Car en plus du carnage il y a les chefaillons qui se délectent des tracasseries qu'ils infligent à la « valetaille », voire des humiliations féroces ; ce qui fait dire à Lucien Jacques : « Quelle arme terrible que l'autorité donnée à des imbéciles. »

Il reçoit régulièrement du courrier, ça l'aide. Dans une lettre, qu'il recopie dans son carnet, on lit ceci : « J'ai donné ma démission d'infirmière, ne me sentant aucun goût à soigner des hommes, à hâter leur guérison, pour les envoyer plus vite à la fournaise. » C'est parlant…
« Les balles font des bruits de bêtes autour de nous », constate-t-il ailleurs. Est-ce pour supporter ça et les explosions qu'il rapporte aussi souvent ses impressions de ciel, de paysage ? Sans doute une bouée pour oublier un temps le décor des tranchées, des cimetières. Et en plus de la mort, il y a cette promiscuité permanente : « Combien de solitude il me faudra, si j'en reviens… »

Dans cette atmosphère « c'est difficile de faire régner la paix entre copains ! » Un rien irrite, parce que les nerfs sont explosifs, comme ces tonnes de bombes qui tombent un peu partout, ces balles qui sifflent telles des serpents raciniens, ces cris d'hommes et de bêtes blessés, etc. « Les éclats sifflent dans l'air…les gaz brûlent », voilà le quotidien.

« Il ne faut absolument plus penser » ; parce que penser c'est d'abord penser à tout ça, et tout ça c'est l'antichambre de la folie. Il faut « s'évader avec n'importe quoi, mais s'évader… » Lucien Jacques, lui, s'évade en dessinant et surtout en lisant ; tous les livres qui lui passent par la main, trouvés, prêtés ou envoyés par colis : Shakespeare, Whitman, La princesse de Clèves, etc., il se raccroche à la littérature comme un mourant à la croix.

Malgré le cafard écrasant, il se dit aussi qu'il « faut faire comme si la guerre n'existait pas. Comme si on devait en revenir. Ne pas se laisser toucher par elle. L'ignorer le plus possible. » Tout ça fleure bon l'espoir, dont Péguy était si friand, avant d'être tué dans les premiers jours de 1914…

Et puis il y a les moments de découragement, de renoncement à la vie entendu comme une possible délivrance : « Que ça finisse pour moi d'une manière ou d'une autre, mais que ça finisse ! Je n'en peux plus. »

Il faudra encore attendre Verdun, d'être blessé à plusieurs reprises et de partir en convalescence…

Dans ce monde de la guerre, Lucien Jacques déploie un sens de l'observation qui contraste avec ce que les journaux racontent à l'arrière. Il brosse aussi les caractères des uns et des autres – le sien y compris – sans tricher. Les officiers et sous-officiers en prennent particulièrement pour leur grade. Ce sera bien la peine de les célébrer, ces « morts héroïques », quand on voit comment ils ont été traités.

Enfin, Lucien Jacques nous montre un théâtre de l'absurde où, par exemple – et ce pour ne pas « démoraliser les troupes par le nombre effarant des pertes journalières » –, « les blessés ne seront plus des blessés mais des “rondins” »… !

Enfin, il y a la sublime préface de Giono, celle qui définit la guerre dans son effroyable vérité : « La guerre est tout simplement le contraire de la paix. C'est la destruction de la paix. Une destruction ne protège ni ne construit ce qu'elle détruit. Vous défendez votre liberté par la guerre. La guerre est immédiatement la perte totale de votre liberté. Comment la perte totale de la liberté peut-elle protéger la liberté ? Vous voulez rester libre et il faut absolument vous soumettre, l'absolu de votre victoire étant en rapport direct avec l'absolu de votre soumission. »

Après ça, allez les traiter de lâches ces gars de 1914-1918, de collabos parce qu'ils n'ont pas voulu refaire la guerre (la Seconde), qu'ils ont préféré s'accommoder de l'ennemi plutôt que de revivre les chairs des copains pendouillant aux arbres décharnés, l'odeur de mort et de merde plein les narines sous un ciel en flammes. Ceux qui jugent rétrospectivement, confortablement dans leur fauteuil, ceux-là je les laisse à leur indécence…
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