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Critique de Patsales


Philippe Jaenada prétend avoir dû se tourner vers la littérature du réel parce que sa vie devenue trop plan-plan ne lui permettait plus d'écrire des romans à forte connotation autobiographique. Ouais. Ouais. J'ai une autre théorie. Parce que dans son avant-dernier roman, « Plage de Manaccora, 16h30 », le héros est un écrivain nommé Voltaire. Et très clairement, Jaenada a décidé de se prendre pour l'illustre philosophe des Lumières. Même goût pour les cold cases et les réhab' (Henri Girard et Lucien Léger valant bien le Chevalier de la Barre ou le vieux Calas), même rage devant l'injustice, même ratiocinations sur les problèmes de santé qui les occupent à leur corps défendu, et bien sûr, même recours à la logique et à l'ironie pour pourfendre les sots, les méchants et les cyniques. Jean Calas n'a pu tuer son fils ne seul ni avec des complices : ça doit même être pour ça qu'il est innocent. Jacques Salce lui, est parfaitement coupable, au moins d'être un nazi, même si « au lieu de conserver son orgueil et sa confiance de pionnier, il s'est pissé dessus et a fait tout ce qu'il pouvait jusqu'à sa mort, en pleurnichant, pour qu'on le prenne pour un grand résistant ». Et, il faut le dire, j'ai beaucoup, beaucoup plus ri en lisant « Au printemps des monstres » qu'en compulsant le « Traité sur la tolérance », et pas seulement parce que le premier, en nombre de pages, fait 10 fois le second.
Bon, Jaenada se prend pour Voltaire, c'est sûr, pourtant c'est à un autre écrivain que je n'ai cessé de penser. L'homme qui digresse, qui va à sauts et à gambade, qui n'écrit que par allongeails sans jamais supprimer une version antérieure : il y a du Montaigne chez Jaenada !
Comme lui, il transforme une chronique par l'ajout d'un substrat autobiographique. Comme lui, il ne retranche jamais rien à son texte mais ne cesse de le commenter au point de toujours sembler surpris par son lecteur au moment même de l'écriture (par exemple, après avoir cité le personnage d'Emma Peel, incarnée par Diana Rigg, il note « À la relecture : qui vient de mourir ». Ou bien, il râle contre une avocate qui ne répond pas à ses demandes et fait amende honorable quand elle se manifeste enfin, concluant « (Je pourrais effacer ce que j'ai écrit plus haut, mais non. Je l'ai attendu six mois, ce mail, quand même.) ». Et, tandis que Montaigne se nourrit des stoïciens qu'il pille et surtout met en pratique car les livres sont faits pour être vécus, Jaenada aussi s'est donné des maîtres qu'il cite encore et toujours : Troplain et Ivani qui, les premiers, ont écrit un livre sur les incohérences de l'affaire Taron mais aussi Modiano, qu'il croise sans cesse dans cette affaire hors-norme à laquelle est mêlé de loin le père de l'écrivain, au point qu'on finit par ne plus savoir si c'est la littérature qui imite la vie, ou l'inverse.
Et surtout, Jaenada , par l'écriture, ne cherche-t-il pas, tout comme son illustre devancier, à apprivoiser la mort ?
Plus il parle des protagonistes de son histoire, plus il s'émeut de modestes points communs qu'il découvre (« le 25 mai, elle est confiée à la paroisse catholique de Saint-Potin (c'est ma date anniversaire et je travaille à Voici, il n'y a pas de hasard »). Jusqu'à, en lisant les lettres de Solange, dont la photo orne la couverture du livre, s'exclamer « [Solange aime bien les parenthèses.] »
(Sujet de thèse pour mes vieux jours : explorer l'utilisation différenciée des parenthèses et des crochets dans ce fichu bouquin)
Jaenada parle de vies injustement fracassées et s'identifie à elles : c'est sa façon de conjurer le sort. Ou de s'entraîner à vivre la tragédie qui nous pend tous au nez, par excès de cholestérol, grosse colère d'un éditeur exaspéré mettant à mort son poulain ou irruption du rouleau compresseur de l'injustice : « Je ne suis pas mort – joie. (j'aime (façon de parler) penser, en écrivant, en regardant mes doigts bouger sur le clavier (il faut que je me coupe les ongles) qu'un jour, dans quelques années (ou dans trois semaines), un lecteur dans son lit à Bastia, une lectrice dans un TGV vers Lyon, liront les premiers mots de ce chapitre et penseront : « Ben si. ») »
Alors voilà. le petit Luc Taron est mort. Solange est morte. Lucien Léger aussi. Et Jaenada, à vrai dire, ne se sent pas très bien. Mais il est vivant. Et nous aussi, de nous être indignés et d'avoir ri avec lui.
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