Si ça s'est pas passé comme ça, c'est tout comme.
Proverbe jamaïcain
Les deux qui fourguent les guns voient que tu leur échappes avec tes chansons et ils sont pas contents du tout. Personne dans les beaux quartiers chante tes louanges. Pas l’homme qui fournit des armes aux Eight Lanes, toujours dirigés par Shotta Sherrif. Celui-là sait que son parti va se re-présenter aux élections et qu’il doit les gagner, rester au pouvoir, pour le donner au peuple, tous camarades et socialistes. Pas le Syrien qui approvisionne Copenhagen City et qui veut tellement les gagner, ces élections, qu’il virerait Dieu Lui-même s’Il était à ce poste. L’Américain qui vient avec des armes le sait bien : qui gagne les élections à Kingston gagne la Jamaïque, et qui gagne West Kingston gagne tout Kingston – pas besoin de lui faire un dessin.
La prudence n’est pas de mise quand on n’est plus à l’abri nulle part.
La femme donne la vie, mais l’homme peut seulement engendrer Frankenstein.
Un week-end avant le Kings Sweepstakes, cinq mecs de Concrete Jungle se rendent en bagnole à Caymanas Race Course un jour d’entraînement et attendent que le super jockey, celui qui perd jamais une course, arrive sur le parking. Dès qu’il se pointe, encore en tenue de jockey, deux lascars s’emparent de lui et un troisième lui fourre la tête dans un sac en toile. Ils l’emmènent je sais pas où et ils lui font je sais pas quoi, mais ce samedi-là, il perd les trois courses qu’il était censé gagner haut la main, et même le Sweepstakes.
Je vous jure, la Guerre froide n’a même pas encore pris fin que déjà elle me manque.
Quand j’suis sorti du ventre de ma mère, elle avait déjà jeté l’éponge depuis un moment. Le prédicateur dit qu’il y a un vide en forme de Dieu en chacun de nous, mais nous, dans le ghetto, on n’a que du vide pour combler ce vide. 1972, c’est pas comme 1962, et le peuple murmure car il peut pas crier qu’en mourant, Artie Jennings a emporté le rêve avec lui. Le rêve de quoi ? J’en sais rien. Il est con le peuple. C’est pas le rêve qui s’en va, c’est juste les gens qui savent pas reconnaître un cauchemar quand ils sont en plein dedans. Y sont encore plus nombreux à s’entasser dans le ghetto parce que Delroy Wilson chante « Better Must Come3 » et le futur Premier ministre le chante aussi. Le meilleur est à venir. Des hommes qui ressemblent à des Blancs mais qui au besoin causent mal comme les Nègres chantent Better must come. Une femme qui se sape comme la reine d’Angleterre, qui s’en foutait du ghetto tant qu’il était pas en ébullition à Kingston, chante Better must come.
Mais pour le moment, c’est pas meilleur, c’est pire.
L’homme qui fut le père d’une nation, un père pour moi plus que mon propre géniteur, pleura comme une femme se découvrant veuve en apprenant ma mort. On ne sait jamais ce qu’on représente pour les gens avant d’avoir disparu et là, il n’y a plus rien à faire, à part les regarder mourir autrement, lentement, morceau après morceau, organe après organe.
Écoutez.
Les morts ne cessent jamais de parler. Peut-être parce que la mort ce n’est pas la mort, c’est seulement être collé après la classe. On sait d’où on vient et on en revient toujours. On sait où on va, mais jamais on n’y arrive car on est mort. Mort. Du définitif, croit-on, à ceci près que l’éternité, ça n’en finit pas. On croise des types morts depuis plus longtemps que soi, qui déambulent à longueur de temps sans aller nulle part, et on les écoute hululer et feuler car nous sommes tous des esprits ou nous croyons l’être, alors qu’on est simplement mort. Des esprits qui se glissent au-dedans d’autres esprits. Parfois une femme se glisse dans un homme et geint comme dans le souvenir de l’acte charnel. Ils râlent et gémissent très fort, mais c’est comme un sifflement par la fenêtre ou un chuchotis sous le lit, et les petits enfants croient qu’il y a un monstre. Les morts adorent s’étendre sous le lit des vivants pour trois raisons. (a) Nous sommes couchés la plupart du temps. (b) Le dessous d’un lit ressemble au couvercle d’un cercueil, mais (c) il y a un poids au-dessus, un poids humain dans lequel on peut se couler pour le rendre plus lourd, et on écoute le cœur battre tout en le regardant pomper, et on entend les narines siffler quand les poumons évacuent l’air, et on envie jusqu’au plus petit souffle. Je n’ai aucun souvenir de cercueils.
On ne réalise pas avant d'y être à quel point tout ce qu'on sait sur l'Amérique nous vient de la télévision.