Marcel, pour moi, est la part d’innocence que les autres n’ont plus, et sa malignité sournoise n’entame jamais sa pureté. Bien qu’il soit borgne, il est de mes miroirs, le seul vraiment intègre.
Pour conjurer le mauvais sort, qu’il ne s’en aille jamais, qu’il ne me quitte pas, qu’il ne meure jamais, je l’avais assassiné à la fin de mon dernier roman. Je m’étais dit : tuons ce que nous aimons avec des mots faits d’encre qui ne sont que des mots.
Et voilà, qu’aujourd’hui il est vraiment parti. Cinq jours et cinq nuits. Autour de moi, des milliers d’hectares de champs, de bois, de villages et de fermes à fermiers horriblement hostiles sous le ciel gelé et pour un vieux chien borgne.
Depuis que j’ai cru m’apercevoir que la femme n’était peut-être pas tout l’avenir de l’homme, mon amour pour Marcel n’a cessé de grandir.
Marcel, écho parfait de ma conscience, qui m’a toujours parlé en silence, mais sans jamais se taire. Il jappe sans malentendu, et renifle l’époque d’une truffe luisante comme Paris sous la pluie. Jamais il ne me ment. Jamais il ne me mord.
Pourquoi est-il parti pour une chienne traversière ?
Le feu au cul qui tue le cœur.
Je ne crois plus guère à l’innocence du sexe, même chez mon chien. Les ventres à ventres que l’amour m’avait fait prendre pour l’antichambre du paradis prennent avec le temps des allures de poubelles.
L’âge n’a pas fait de moi un pudibond, mais un épouvanté.
Souvent répétant la phrase de mon père, je lui disais à mi-voix, les dents serrées de tendresse :
- Le chien Marcel n’aime que son père !
Et lui, il disait toujours oui d’une sorte de mouvement de la tête où se mêlaient tendresse et baillement digestif : le menteur.
Le chien Marcel, quand il se frottait à moi, je ne ressentais pas cette singulière défiance que m’inspirent les femmes depuis déjà longtemps. Il est mon synonyme.
Mon père aimait ses chiens comme je les aime déjà, contre les femmes infidèles, le temps passé et la jeunesse enfuie. Il les aimait de passion folle déviée de son but primitif.
[……..]
J’ai parcouru avec une amie qui lisait une carte d’état-major, plus de mille kilomètres de routes de campagne. A la fin du onzième jour, j’ai retrouvé Marcel, à quarante kilomètres de notre maison, au bout d’un chemin creux, enlisé dans la boue, figé par la pluie, le froid, le vent, hérissé, la bouche toute sanglante d’une méchante querelle avec un autre chien ou du coup d’un fermier, indifférent, squelettique, à demi-mort.
Il m’a fallu cinq jours et cinq nuits de bains chauds, de bouillon, de petits pâtées, de vitamines, de tendresse, de promesses, de prières et d’amour, pour lui rendre sa nature, sa démarche et son poil.
Depuis, à la campagne, il ne franchit plus guère la porte du jardin. Même pour une belle chienne fortement disposée.
Lassitude, prudence, fidélité ??
On ne sait que rarement ce que nous pensons nous-mêmes. On ne sait pas grand-chose sur ce que pensent les autres, rien du tout de concret sur ce que pensent les femmes.
Alors qui donc déchiffrera les idées d’un vieux chien borgne avec un odorat avoisinant zéro ?
Personne, sauf moi, peut-être ….
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