FAIRE DU SENTIMENT ?
Jean-Philippe Jaworski est doué, décidément très doué, et il le montre une fois encore à travers ce recueil de nouvelles, d'abord éditées séparément, entre autre aux éditions Mnemos, puis publiées en un seul volume chez Hélios (dont la mise en page n'est malheureusement pas des plus attractives, l'éditeur rognant sans cesse un peu plus sur les marges afin de conserver un prix relativement attractif, et même si l'on veut bien entendre les problèmes de coûts de fabrication, cela n'en demeure pas moins peu esthétique ni confortable).
Ce sont donc cinq nouvelles prenant leurs racines dans la même veine, le même fond que les précédents volume : Juana Vera et son roman tant justement encensé,
Gagner la guerre. On y croise ainsi, dans la nouvelle-titre, un maître assassin qui n'est pas sans rappeler, par son ingéniosité, sa malignité et ses compétences à tuer, un certain Benvenuto désormais bien connu des lecteurs, combien même le tueur de cette première nouvelle est affublé d'une apparence à faire peur. On se retrouve ensuite en compagnie d'un elfe aux talents de charmeurs d'une puissance quasi-surnaturelle (en même temps, c'est un elfe, n'est-ce pas ?) et qui va se sortir d'un bien périlleux danger, seul contre tous, retournant même la situation à son seul avantage. Nouvelle d'une cruauté raffinée et diabolique s'il en est. Au cours de la troisième, on découvre qu'il ne fait vraiment pas bon être un pauvre hère surpris sur un charnier après la bataille, et que le jugement peut être terrible, surtout s'il est prononcé par les prêtres infâmes du Desséché, que des inquisiteurs espagnols de la grande époque auraient pu prendre pour frères. le tout est servi par un humour des plus noirs qu'
Ambrose Bierce ou
Alphonse Allais, dans des genres différents, n'auraient pas renié.
La quatrième nouvelle, la plus longue, est aussi sans conteste la plus aboutie, celle dans laquelle l'auteur aura su le mieux développer tout son talent. On y croise une troupe armée de nains aguerris au combat, accompagnée de gnomes ravalés au rang d'esclaves et de portefaix, cette compagnie étant poursuivie par des hordes de gobelin fort peu accortes, le tout se déroulant dans une vallée encaissée réputée infranchissable en raison de la présence d'un dragon assez peu cordial bien qu'en sommeil. Si l'hommage à J.R.R
Tolkien est, dès la première page, l'évidence même, Jean-Philippe Jarouski parvient, avec intelligence, grâce, humour à s'approprier à la perfection tous les codes du genre, et plus particulièrement de ceux institués par le grand maître britannique de l'héroïc fantasy. Un très beau moment de lecture, palpitant et à la chute presque aussi inattendue que sacrément bien imaginée.
La cinquième et ultime nouvelle de ce recueil est presque directement liée à
Gagner la guerre, se référant d'ailleurs à l'un de ses épisodes les plus tragiques ainsi qu'à l'un des seuls personnages droits et honnêtes du roman. Nous sommes cette fois dans un monde de magie elfique - d'une magie troublée par les fameux prêtre du Desséché -, connaissant une fin tout à la fois sombre mais ouverte sur d'éventuels épisodes à venir.
Le sentiment du fer ne fait donc, il faut l'admettre, pas beaucoup dans le (gentil) sentiment. Et c'est toujours la guerre, omniprésente dans l'histoire mouvementée et cruelle du Vieux Royaume, qui sert de toile de fond à ces cinq riches moments d'une fantasy de haut style, les reliant même avec un grand savoir-faire les uns aux autres, subtilement, quand bien même on ne retrouve aucun personnage commun de l'une à l'autre, ces moments d'histoires s'étalant sur dix-sept années et des lieux divers. Ainsi, de nouvelles éparses,
Jaworski parvient à tracer une chronologie épique, une sorte de méta-conte à l'intérieur d'épisode d'apparence parfaitement disparate.
Cet homme là, bien qu'il en fasse parfois des tonnes - mais quel plaisir tout de même de découvrir un vrai style, riche, complexe, aux vocables aussi précis qu'ils peuvent s'avérer baroques, dans un genre, la SFFF, si souvent et parfois justement décrié pour la pauvreté, l'indigence des écritures -, cet homme-là, donc, sait embarquer son lecteur où il l'entend, et c'est un pur bonheur !