« C'est vrai que pour les gens, vous qui passez, les pèlerins, vous êtes forts. Et pourquoi? Parce que vous êtes capables de partir, comme cela, en abandonnant tout. Nous, on est là, autour de notre petite vie, et vous, vous êtes des hommes et des femmes de grands moments. Vous réveillez en nous des choses pour lesquelles nous sommes faits et que nous ne réaliserons jamais. Chacun est fait pour l'aventure humaine, mais combien la vivent ? »
Qui mieux que Sébastien Ihidoy, curé de Navarrenx (Béarn) à l'époque pouvait synthétiser l'esprit de ce livre particulier ? En 1995, au moment où
Jean-Claude Bourlès le rencontre, il a déjà accueilli des centaines de pèlerins de Compostelle dans son presbytère. « Ecclésiastique au franc-parler, au regard malicieux et à l'accent rocailleux, il est de ce peuple de rudes Basques, intransigeant pour lui, généreux pour les autres » dit de lui l'auteur qui entame pour la deuxième fois le Chemin de Saint-Jacques après l'avoir parcouru deux ans plus tôt.
Bourlès nous livre ici le témoignage de dizaines jacquets, d'hospitaliers et de villageois rencontrés sur les 1700 kilomètres du Camino Francès reliant le Puy-en-Velay à Compostelle. Et, à travers ces regards croisés, il parvient à saisir dans toute son épaisseur la substance de ce pèlerinage pas comme les autres qui attire désormais des dizaines de milliers d'hommes et de femmes des cinq continents, année après année.
Mais poursuivons avec l'homme d'église basque, véritable étoile du berger de cet ouvrage : « Pour moi, le pèlerin, quel qu'il soit, est toujours un chercheur. le chercheur d'une vie plus humaine (c'est le dénominateur le plus commun), un chercheur de sens, un chercheur d'étoiles, un chercheur de Dieu (parfois sans le savoir) qui, pour trouver sa part de vérité, prend des risques dans une époque où l'on fait tout pour nous protéger, nous garantir, jusqu'à l'asphyxie. Démarche à contresens, démarche absolue, comment voulez-vous que ce soit toujours bien compris?
Les pèlerins, je vais vous dire que je les reconnais au premier coup d'oeil, dans la rue, dans un groupe, sans sac, bourdon ou insigne, changés, douchés, propres comme des touristes. Je sais que ce ne sont pas des vacanciers, ni des randonneurs, mais des pèlerins. Je les reconnais, oui. Dans l'église, samedi dernier, il y en avait trois. Je les ai découverts dans la foule, rien qu'aux regards. Les pèlerins ont le regard qui irradie. C'est incontestable. D'autres vous le diront. Non pas le regard brûlé par le soleil ou la fatigue, non, un regard d'ailleurs.
Ils irradient. Pourquoi ? Alors là... Sans doute ont-ils en eux une petite étoile. Parce que quelqu'un qui marche comme le pèlerin possède forcément en lui quelques rayons de l'astre qu'il est en train de chercher. Et c'est cette parcelle d'étoile qui brille dans leurs yeux. »
Trois jours de pérégrination plus tard, l'auteur français arrive à Roncevaux, du côté ibérique des Pyrénées et le discours ecclésiastique ne rencontre plus le même écho en lui : « Messe des pèlerins, célébrée par six chanoines dont le plus jeune doit frôler la cinquantaine. Dans l'homélie, prononcée en espagnol et en français, des mots me font sursauter : "Rachat de vos fautes... Souffrir pour plaire à Dieu... Marcher vers le pardon..." de quoi parlons-nous au juste ? Il me semble qu'il y a erreur sur le fond de la démarche. Tout au moins en ce qui me concerne. Je ne suis pas là pour être pardonné de je ne sais quoi ni pour souffrir. le monde est déjà assez loqueteux comme cela sans lui rajouter une dose de malheur supplémentaire en mon nom. Je suis piégé par l'Espagne où je viens juste de poser mon sac. C'est, à la virgule près, le discours entendu deux ans plus tôt, phrases et mots sentencieux, déphasés de l'urgence quotidienne ! Je pique ma rogne, ronge mon frein, et passe une très mauvaise soirée, achevée par un repas d'arnaque comme j'en ai rarement vu. »
Connu pour son franc-parler, l'écrivain breton n'épargne pas davantage ses compatriotes : « Incontestablement, en certains endroits, le passage du GR 65 et sa fréquentation par les pèlerins ont fait naître des vocations corsaires (et c'est un Bretillien qui le dit !) Par exemple, dans un joli village quercinois, où une auberge « de style » propose aux malmenés de la draille des tarifs peut-être justifiés par la qualité des lieux, mais d'autant plus inusités qu'au prix de l'hébergement s'ajoute une caution « pour le ménage ». le tout payable immédiatement, des fois que...
La piraterie ici se pratique à visage découvert, arbore un nom et un drapeau. Il n'empêche que les apparences ne retirent rien à l'arnaque et qu'une embuscade, même de style, demeure une embuscade. le langage de l'hôtesse a beau se vouloir châtié, les marcheurs, randonneurs ou pèlerins, sont considérés pour ce qu'ils sont : des pousse-cailloux. Certains, étrillés par la chaleur et le causse, capitulent sans condition. D'autres refusent et partent. Ce que nous faisons, bien que rendus au sixième dessous. Belle leçon ! »
Au final, un témoignage fondamental pour comprendre l'esprit du chemin et mesurer la complexité des liens unissant (ou pas) les pèlerins aux sédentaires.