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sur 157 notes
Patrice Jean, auteur que je viens de rencontrer grâce au billet de Christophe, entre d'emblée avec le personnage de Serge le Chenadec propriétaire d'une agence immobilière, dans le vif d'une autopsie de nos sociétés contemporaines.
Ce monsieur Tout le monde au physique médiocre, arrivé à l'âge adulte se noie dans des questions existentielles superficielles. Il va vite retrouver ses repères dans une rencontre fortuite avec une femme « qui lui est supérieure », la rencontre se finalisant avec un mariage et deux enfants , « Vraiment, le mariage arrangeait tout : plus de solitude, fornication à volonté, respectabilité, approbation maternelle , sentiment d'être un homme. » Sauf que cette finalité qui rassure , s'avère très vite n'en être pas une. D'un père de famille, il est vite réduit à un simple domestique oeuvrant à la satisfaction matérielle des membres de cette même famille, qui le méprisent, pour son aspect physique, son manque d'intérêts culturels,....bref symbol de la difformité. « Serge le Chenadec, agent immobilier,quarante-cinq ans, marié, deux enfants : l'homme surnuméraire “, traduction : le loser qui n'a plus sa place dans nos sociétés contemporaines, un personnage en trop et superfétatoire. Alors qu'on se demande ce qui va s'en suivre car nous sommes qu'au tout début du roman, Patrice Jean change de perspective et nous introduit un second personnage « surnuméraire », Clément Artois, la trentaine, beau garçon, grand lecteur au chômage......mais qui va pourtant bientôt se lester d'un boulot éditorial assez particulier. Ce dernier consistant à faire subir des cures d'amaigrissement assez drastiques aux grands classiques littéraires, coupant dans l'oeuvre « les morceaux qui heurtent trop la dignité de l'homme, le sens du progrès, la cause des femmes..... pour les rendre humaniste». L'écrivain en profite pour se lancer dans une critique sans pitié des milieux éditoriaux, avec quelques piques aux lecteurs et lectrices, surtout à ceux ou celles qui ne se contentent pas de lire mais qui profèrent aussi ses opinions, comme nous par exemple 😁 ! Perso j'ai trouvé cette partie très divertissante, vu que c'est juste et lucide.

Ces deux personnages surnuméraires, qui n'ont strictement aucun terrain de rencontre, vont se croiser par le biais de la littérature. L'histoire de le Chenadec est un roman dans un roman, une mise en abyme. À travers l'analyse des relations sociales et privées des deux protagonistes,on débouche sur une satire brillante de nos sociétés actuelles . le snobisme des classes privilégiées envers tout ceux ou celles qu'elles ne voient pas dans leur rang (argent, milieu, capital culturel, salaire et même aspect physique et habillement ) ; le pédantisme des intellos des milieux universitaires dont les borborygmes deleuziens ou foucaldiens résultent dans des discours sans queue ni tête (« ...en gros il ne disait rien... »), mais qui face au désir charnel se réduisent à l'état de primate 😁 (revanche époustouflante de l'auteur et de son alter-ego fictif Patrice Horlaville).

Un livre intéressant qui touche à de nombreux thèmes.Doté d'une excellente prose et d'une structure particulière, sans tomber dans de profondes réflexions pédantes , l'auteur s'emploie à nous donner une piètre image de l'humain et de ses occupations existentielles , le couple, le sexe ( quand on emploie le mot copuler pour faire l'amour, c'est déjà autre chose ), l'amour, l'amitié, et les rapports sociaux. L'image d'une société scindée en deux, les gagnants et les perdants, achève ce tableau pessimiste, où l'on a d'yeux que pour les premiers, et qu'on méprise royalement les seconds , le « on » étant un très large public. Personnellement , j'ai aimé nos deux perdants, nos deux hommes surnuméraires qui restent fidèles à eux-mêmes quitte à rester "losers" !

Merci Christophe, ton billet ne m'avait pas donnée envie de le lire d'emblée, mais finalement la curiosité l'emportant , c'est toi qui me l'a fait lire 😁!

«  J'avais toujours été frappé par le dogmatisme bébêtes des philosophes, du moins des professeurs de philosophie que j'avais rencontrés.Même quand il citait le sceptique Montaigne, c'était pour fabriquer une théorie du scepticisme, où il ferait bon vivre, à l'abri de l'existence. »
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Les Editions Langlois ont lancé une collection « humaniste » publiant les chefs d'oeuvres de la littérature mondiale expurgés de leurs contenus « politiquement incorrects ». Etienne Weil, le directeur de collection, est secondé dans ce jeu de massacre par Clément Artois un jeune diplômé que Lise, sa fiancée, a pistonné en jouant de ses relations universitaires.

Weil et Artois ont mis un mouchoir sur leurs scrupules de « censeurs » quand ils ont vu le succès médiatique et financier de la collection … rapidement copiée par les concurrents. Certes effacer quatre-vingt pour cent d'un livre de Céline n'est pas anodin, mais les lecteurs se délectent de l'ouvrage aseptisé et les rares critiques sont rapidement pulvérisées par le talentueux Etienne Weil, redoutable polémiste et référence morale inattaquable dans le milieu germanopratin qui dicte sa loi aux médias.

Doté d'un regard incisif et d'une plume caustique, humoristique et ironique, Patrice Jean régale son lecteur en décrivant les éditeurs, les universitaires, les sociologues et les modes qui façonnent l'édition. D'une écriture élégante il peint la réussite des lancements « humanistes ».

Mais tout se corse quand il s'agit de rewriter « L'homme surnuméraire », ouvrage commis par l'obscur Patrice Horlaville dont la conclusion, notamment mais pas seulement, est jugée « incorrecte ». La vie romanesque de Serge le Chenadec, Claire son épouse, leurs deux enfants et leurs amants respectifs va devoir s'inscire dans cet « humanisme » pour nous offrir le feu d'artifice final.

Il y a du Houellebecq en Patrice Jean et je suis ravi de le voir désormais publié par Gallimard qui va le sortir de sa « Tour d'ivoire » et le révéler. Quel art pour jongler entre deux couloirs narratifs en menant le lecteur de rebondissement en rebondissement. Quelle liberté de propos pour s'amuser de nos « précieuses ridicules » qui encombrent les médias avec leurs expressions préfabriquées ! Quelle empathie vis à vis des petites gens (Chantal), des provinciaux et des paysans.

Et surtout l'auteur plaide pour la culture classique, les humanités, la littérature … de quoi le classer du coté des nostalgiques soupçonnés de collusion avec qui vous savez.

Dois je avouer que je me suis délecté avec ce chef d'oeuvre qui évoque « Le Voyant d'Étampes » ?
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L'Homme Surnuméraire de Patrice Jean est un excellent roman. Il ne propose nulle évasion, nulle illusion, nulle émotion qui valoriseraient le lecteur. Il contient deux récits alternés : celui dont Serge le Chenadec, agent immobilier malheureux en ménage, est l'anti-héros, et celui que raconte Clément, jeune oisif littéraire embauché par une maison d'édition pour réécrire et résumer les passages incorrects des grands chefs-d'oeuvre. Voici deux personnages qui ont tout du "loser" : deux "mâles blancs hérérosexuels", dont on sait aujourd'hui ce qu'il faut penser. Ces deux hommes si différents sont des perdants de la guerre des sexes : donc, leur point de vue sur le monde est particulièrement intéressant, précieux, drôle et lucide. Flannery O'Connor disait que le Sud des Etats-Unis n'aurait pas donné naissance à ses grands romanciers s'il était sorti vainqueur de la Guerre de Sécession. Un bon roman, c'est le récit du vaincu.

Si l'on s'en tenait là, L'Homme Surnuméraire ne serait qu'une variation romanesque sur un motif déjà illustré magnifiquement par Michel Houellebecq : satire irrésistible du contemporain, de ses "auteures" (incroyable pastiche de Léa Lili, mais aussi, au chapitre VII, un autre pastiche possible d'Etienne Weil, l'ennemi des auteures à moraline, des pondeurs rebelles de polars bien-pensants) ; on y rit de ces éditrices citoyennes de livres pour enfants ("Le petit renard qui voulait être imam"), de ces Bovary habiles à travestir leurs intérêts égoïstes en causes généreuses, sans parler des sociologues, des universitaires. Depuis Cervantès et Molière, les vrais écrivains ne se lassent pas de rire des Père-La-Vertu et des Tartuffe sous leurs masques divers (aujourd'hui, de la Diversité). Cette veine est classique dans le roman français, même contemporain. Patrice Jean va plus loin dans l'art et l'ironie.

D'abord, le destin singulier de ses personnages est un miroir de notre monde : loin des sociologues, ces astrologues du quotidien, le romancier nous montre la société (et nous-mêmes, lecteurs) et nous aide à la connaître. Ensuite, il sait jouer des miroirs infinis du roman pour faire rimer ses récits entre eux, pour inclure les lecteurs, les critiques, les éditeurs et nous-mêmes, dans la réception de l'histoire. La fiction se négocie entre un auteur (nommé ici M. Horlaville, surnom du romancier qui dit bien qu'on écrit toujours à distance), des lecteurs, des cuistres universitaires, des éditeurs, des étudiants, et la meute journalistique. Cette construction du roman rappelle fortement "Jacques le Fataliste" de Diderot, cauchemar des esprits simplistes qui le font figurer dans leurs "pires souvenirs scolaires". Ce jeu sauve le roman de l'engagement sartrien. C'est à première vue "un livre réac", comme disent ses lecteurs dans le livre même : significativement, ceux qui portent un tel jugement n'ont lu que le premier chapitre (ce sont des étudiants, et leur professeur). Or ce n'est pas un pamphlet anti-moderne, engagé dans une Cause généreuse contre les pouvoirs culturels établis. Avec sagesse, Patrice Jean nous fait bien voir que le combat frontal entre idées et intérêts opposés perpétue le règne de la bêtise au lieu d'y mettre fin.

Il faudrait encore parler d'un dernier débat dans le livre, évoqué en peu de pages par souci de légèreté : celui qui oppose les sciences, surtout "humaines", nouvelle figure de la bêtise et du mensonge, et la connaissance du monde par l'art. Patrice Jean le signale avec discrétion par une citation de Gombrowicz en exergue du roman, et par l'image du sein féminin tel que le voit un médecin qui pratique une mammographie, et comme le contemple un amant. Cette échappée théorique, la parabole de la mammographie, est laissée à la curiosité du lecteur et à son enquête ultérieure.

Enfin, on ne sort pas intact d'une telle lecture. Non, on ne "prend pas des claques", on n'a pas des "coups de coeur" devant pareille "pépite", comme on dit à France-Culture, et autres ressentis vertueux. On est un peu vexé, on rit beaucoup, mais jaune. Une belle page, déjà citée deux fois sur Babélio (la p. 166), ridiculise les critiques improvisés d'internet (avec deux réactions comiques de clients d'Amazon) : comment oser écrire sur Babelio une critique de plus ? Eh bien, on dira de moi que "ça ose tout, c'est même à ça qu'on les reconnaît". Patrice Jean s'amuse à écrire un cours d'université imaginaire où le professeur débite de pompeux contresens sur ... L'Homme Surnuméraire. Alors ...
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Cher Patrice Jean,
je vous écris par l'intermédiaire de Babélio pour vous parler de votre livre, « L'homme surnuméraire ».
Ici, comme un peu partout de nos jours, le simple lecteur / utilisateur peut donner son avis, une note, distribuer bons et mauvais points, de manière relativement détendue et unilatérale, car possiblement anonyme... internet, quoi. Un système basé sur la popularité et l'assiduité hiérarchise avec plus ou moins de bonheur les interventions de chacun, créant une myriade de micro-sociétés plus ou moins spécialisées, s'égayant sur un site ayant érigé comme vertu totémique la Bienveillance. Elle a du bon, quand il s'agît de pacifier, voir de nettoyer les trolls en bandes organisées, protégeant les échanges des dérives obligatoires, omniprésentes sur toute plateforme proposant un espace d'expression… Et comme il faut bien faire tourner un bazar pareille, la politique éditoriale n'a d'autres opinions que celles financées et commandées par les éditeurs, cela va de soit… comment leur en vouloir…?
Tout ceci implique forcément un découpage par genres littéraires bien identifiés, sans aucune « hiérarchie », chacun ses goûts, et tout ira bien… Voyez-vous où je veux en venir…? Oui, ça glisse… et je risque d'écraser un ou deux chats mignons au passage (pas les miens, ils m'auront vidé de mon sang avant que je n'ai le temps de lever la main…), mais j'ai la faiblesse de penser que toute chose n'équivaut pas une autre, subissant le concert de problèmes « moraux » engendrés par cette assertion…
Je vous parle d'abord de ce lieux, car il est aussi peuplé d'un grand nombre d'amoureux de la littérature ou de la bande-dessinée, celle qui marque, appelle ou fait débat. Avec un peu de patience et d'application, on peut en faire un outil merveilleux.
A l'heure où certains auteurs annoncent, spécialistes, n'écrire que des « cosy-mystery avec animaux », rappelant par là les chapelles bien délimitées de la pornographie « kink-specialized » (abyssal…) : il y en a pour tous les goûts, et c'est bien ça le problème… car on oublie que notre richesse, notre profusion, nos choix, ne sont que le produit d'une société qui vit bien au dessus de ses moyens, énergétique en premier… Il y en a juste beaucoup trop, on verra bien où cela nous mènera…
Votre livre de « lettré » nous parle de tout cela, avec un profond cynisme, qui vous place d'emblée dans la case-express, telle une laverie-automatique, d'héritier de Michel Houellebecq
Phénomène troublant du mauvais bord, celui de la presse brune ricanante, qui aime à citer ou placer, comme vous, le nom de De Montherlant, balançant des seaux d'eau bénite sur le progressiste effarouché, mais qui au final nous parle peut-être des livres dont on se souviendra… Preuve en est avec l'oeuvre de jeunesse de Nikolaï Leskov, « A couteaux tirés », dont seuls Valeurs Actuels et Causeur en ont salué la sortie tardive (sic)…
Car selon moi, et d'où ma lettre, le problème se situe bien là… ce cloisonnement idéologique car moral, entre deux mondes qui auraient tout à gagner à se regarder… Votre roman ne devrait faire changer d'avis, malgré sa richesse conceptuelle, à ceux qui vous identifient comme réactionnaire, hélas !
Il faudra peut-être attendre de la grande Lionel Shriver qu'elle arrête de courir plusieurs lièvres à la fois, et qu'elle nous sorte le grand roman contre-intersectionnel qu'elle a dans les tripes, pour ouvrir ces discussions qui restent chacune dans leur boite bien étiquetée, rangée bien séparée, chacun ses…
J'ai donc pas mal aimé votre roman, son habile construction, sa langue avec juste ce qu'il faut de manières et d'érudition, ses clichés fédérateurs, tout cela… Mais l'impression pénible d'un propos qui s'arrêtera sur les frontières du cynisme et de l'ironie.
C'est le premier livre que je lis de vous, pas le dernier sûrement… Petite suggestion : un livre sous pseudonyme (Jenny Patricia ?) édité dans la collection « Sorcières » de chez Cambourakis (on en reparlera à l'occasion : un cas d'école du capitalisme triomphant que cette maison d'édition…), s'emparant jusqu'à la nausée des codes en vigueur, tel le magnifique canular académique d'Helen Pluckrose et de James Lindsay envers les études de genre… Allez-voir, c'est vraiment très drôle et légèrement rassurant…
Inconvenablement vôtre.
Paul

P.S: Et parmi les autres critiques de ce livre, il y en a une que vous trouverez, sûrement, particulièrement savoureuse...
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Serge le Chenadec se fait progressivement évincer par sa famille, sa femme a rencontré des amis beaucoup plus intéressants « intellectuels souriants, préoccupés par les droits de l'homme, le sort du monde, » en un mot « de belles personnes »à côté de qui, lui, pauvre agent immobilier a l'air d'un plouc. Descente, prévue depuis le début par la meilleure amie « on n'embrasse pas une femme qui a bu ! C'est dégueulasse ! Bérénice avait même conseillé d'appeler les flics.
Son bureau, de débarras, devient un dépotoir. Lui aussi. Par rapport aux vraies questions sociétales et au réchauffement de la planète, ce gros beauf ne fait pas le poids, ni devant Claire, sa femme, une autre Emma Bovary, qui se met à étudier la linguistique et à se passionner pour les luttes sociales, ni devant ses enfants. Il a perdu pied, point.
Un deuxième anti-héros, Clément, dans ce monde pétri des idées morales indéboulonnables ( au contraire des statues)voit sa relation, elle aussi, contaminée par les intellectuels que fréquente sa femme : un philosophe traduit en vingt quatre langues, et qui attend éminemment la traduction « de son oeuvre en wolof, à laquelle il portait une tendresse particulière, ne voulant pas priver l'Afrique noire de sa pensée », un Grand professeur d'Université, un prix Goncourt. Clément perçoit, lui le chômeur, bien vite que derrière les discours Starobinsky-Genette- Foucault, se cache la tyrannie pas avouée du sexe.
Puis, renversement admirable ( tout le livre est admirable, par sa perspicacité sur les tartuferies de notre temps) le roman « L'homme surnuméraire » est un roman , justement, comme s'il sortait du livre lui même ; son auteur s'appelle Horlaville-(Hors la-ville)et le grand universitaire va le démonter avec son jargon « roman où la verticalité s'absente … Et pose la question : qu'a voulu dire l'auteur ?Le cercle carré répétitif , puis les dérives inadmissibles ( ???) le condamnent de toute façon, comme son héros est condamné et banni. Dehors, le livre que l'on a commencé à lire.
Enfin, récit dans le récit, les bonnes pages de Léa Lili, racontant la délivrance de Claire, avec des mots modernes, scandés, sa reprise en main, sa promesse de protéger ses enfants « contre les maris, contre la finance, contre les chiffres. Elle en fait le serment. A elle-même. Dans le silence du crépuscule. Dans le silence de son coeur : » !!!Bonnes pages à tomber par terre de rire !

Mais Patrice Jean ne s'arrête pas là. Clément est embauché dans une maison d'édition qui se propose d'expurger certaines oeuvres littéraires, à commencer par le Dom juan de Molière, dont le rapport abject à la paysannerie contrevient à la morale élémentaire.
J'ai beaucoup ri, j'ai beaucoup analysé nos travers, j'ai parfois eu peur de ce monde puritain qui interdit de plus en plus, au nom d'une tolérance qui accouche de l'intolérance. Plus personne, à la fin du livre ne peut se permettre de lire le Bloc Notes de Mauriac( en tant que croyant, n'est-il pas partie prenante de l'Inquisition ?) et le lire dans le métro, c'est plus que manquer de respect à la neutralité de l'espace public, c'est provoquer.
Bien sûr, le vitriol porté sur des expressions, des tics de pensée, sur « le vertige de l'indignation hypocrite » dont parle Philip Roth dans la Tache, m'a paru congruent.
Le vrai sujet, cependant, à mes yeux, du livre de Patrice Jean, est la place donnée aux idées, pouvant aller jusqu'à détruire les couples. Idées qui sont souvent pétries d'idéologie, idées ne permettant plus la remise en cause, idées toutes faites, et pourtant toutes puissantes. Idées qui, elles et leur contraire, parlent la plupart du temps d'autre chose et véhiculent Dame bêtise.
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Serge le Chenadec, directeur d'une agence immobilière à Clamart, est malheureux en ménage : sa femme le méprise, entraînant ses deux enfants dans son sillage. Il se sent médiocre, « surnuméraire » au sein de sa propre famille. Roman dans le roman, cette trame forme la matière de L'Homme surnuméraire, de Patrice Horlaville, qui sera discuté, dans un second temps, par un petit groupe d'autres personnages, dont des professeurs et des intellectuels, et par Clément Artois, un chômeur amateur de littérature. ● La structure narrative du roman est assez originale et, dans mon résumé, paraît peut-être plus complexe qu'elle ne l'est en réalité : elle n'est pas un obstacle à la lecture, même si le roman joue avec le rapport entre la réalité et la fiction. ● Cela dit, c'est un roman assez dense, éloigné de l'ordinaire de la fiction littéraire actuelle, et donc très intéressant. ● On pourrait reprocher à l'auteur une certaine préciosité (dont il est conscient), un peu à la Éric Rohmer, même s'il ne répugne pas à employer de temps en temps des termes grossiers voisinant avec des imparfaits du subjonctif. Mais pour ma part cela ne me gêne pas, bien au contraire, cela change de la prose relâchée de bien des romans contemporains. Ici nul doute que l'écriture est travaillée (parfois peut-être un peu trop). ● J'adresserais un autre reproche à l'auteur : celui de parler de milieux qu'il ne connaît pas suffisamment, car cela se voit (c'est la même chose dans La Poursuite de l'idéal, roman plus récent par lequel j'ai commencé à lire son oeuvre). ● En inventant une collection de « littérature humaniste » dans laquelle les grandes oeuvres classiques sont expurgées de leurs passages ne répondant plus aux critères actuels de la morale droit-de-l'hommiste (Voyage au bout de la nuit réduit à un opuscule de vingt pages !), il fait une satire virulente, hilarante et très efficace des ravages de la « cancel culture ». ● On trouve déjà dans ce roman des personnages auxquels ceux de la Poursuite de l'idéal feront écho, soulignant les obsessions de l'auteur : le vieux sage véritablement humaniste et néanmoins roublard, à la fois dans le système culturel et le critiquant ; le jeune loser cultivé finissant par se compromettre ; la jeune femme simple et pure au physique qu'elle ne sait pas mettre en valeur et qui rappelle la Félicité de Flaubert (d'autres passages aussi sonnent flaubertiens) ; et bien sûr la cohorte des modernes grotesques superbement caricaturés. ● le roman ne prend véritablement son envol qu'à la moitié ; ce qui précède me paraît trop long. ● Patrice Jean s'amuse des critiques que son roman pourra recueillir sur les réseaux sociaux comme Babelio, il en donne quelques exemples p. 240, c'est bien vu. Il ajoute p. 241 : « Chaque roman, qu'il soit d'un inconnu ou d'un génie, passait devant le tribunal des lecteurs, tous flattés d'évaluer la chose, sans jamais douter de leur compétence. L'évidence critique, comme le bon sens, était la chose du monde la mieux partagée. Personne n'estimait manquer de goût. Personne. » ● Par la voix de ses personnages, il n'hésite pas à faire dans le politiquement incorrect : « L'art ne se maintient qu'en des temps où les élites terrorisent les foules plébéiennes ; mais si les élites s'inclinent devant le nombre, le peuple, les ventes, eh bien, l'art disparaît dans l'indiscernable. Nous y sommes. Je ne crois pas que l'Europe s'en sortira. Encore quelques dizaines d'années, peut-être… Un jour, Molière et Verlaine ennuieront tout le monde, on leur préférera des récits à la mode, les chanteurs du jour, les films en 3D, le tout-venant de l'industrie culturelle… le lien avec le passé sera coupé, et nous nous écraserons le nez sur le présent… Fin de partie… » ● Ou encore : « Elle fréquentait de plus en plus d'amis de gauche, ce qui déclenchait chez elle des réflexes vertueux et une propension à soupçonner tous ceux qui ne pensaient pas comme elle d'être des racistes et des salauds. » ● Je recommande vivement ce livre qui ose sortir des sentiers battus.
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Ce roman, oeuvre de l'écrivain français Patrice Jean, est surprenant. Il s'avère bien plus complexe et profond qu'il n'en donne l'impression dans les premières pages. Il est en fait constitué de deux fictions qui se chevauchent, mais qui ne s'articulent pas comme les romans enchâssés habituels. Essayons d'expliquer.

L'homme surnuméraire commence par une histoire banale, développée sous une forme très classique. Serge le Chenadec, un banlieusard de la classe moyenne, se laisse dériver chaque jour dans un peu plus de médiocrité. Marié depuis vingt ans, père de deux adolescents qui ne lèvent pas le nez de leur smartphone, il devient quasiment transparent à leurs yeux et à ceux De Claire, son épouse, une jolie femme qui « bovaryse », sous l'influence d'une amie militant pour une liberté féminine décomplexée. Incapable de réagir, Serge se sent peu à peu devenir l'homme surnuméraire, celui qui est de trop.

Surprise !... Il apparaît que la déliquescence du ménage le Chenadec n'est pas le propos principal du roman de Patrice Jean. Son véritable propos tourne autour du roman fictif la relatant, écrit par un écrivain fictif du nom de Patrice Horlaville, et dont le titre est aussi L'homme surnuméraire. C'est un peu compliqué – on dirait presque du Paul Auster –, mais je vais tâcher d'être clair.

La fiction principale prend corps dans un univers plus raffiné que celui des le Chenadec. Son narrateur, Clément, est un beau mec d'une trentaine d'années, intelligent et lettré, mais dilettante et peu soucieux de trouver un job. Il vit confortablement avec Lise, sa compagne, une jolie et brillante universitaire qui l'entretient. Autour de leur couple, évolue un aréopage d'autres universitaires, célèbres, prospères… et plutôt condescendants. Ils papillonnent autour de Lise, et Clément les perçoit, à juste titre, comme des rivaux. Jalousie, mépris et haines réciproques !

A l'initiative de ce cénacle d'intellectuels très élitistes et bien-pensants, Clément est engagé par un éditeur pour un projet original : la création d'une collection de littérature « humaniste », ambitionnant de republier des livres de grands auteurs, expurgés de ce qui pourrait offenser la bien-pensance d'aujourd'hui. Il s'agit de s'affranchir de tout ce qui pourrait s'interpréter de près ou de loin comme de l'homophobie, du machisme, de l'anti-féminisme ou du racisme (rappelons-nous la polémique Tintin au Congo). On oblitère aussi les nouveaux sacrilèges, tels que mépris de classe, stigmatisation des faibles, crainte de la diversité, ou même misanthropie et pessimisme. Il faut ne pas désespérer le peuple !

Ces intellectuels de haut vol se piquent d'influencer aussi l'édition contemporaine. L'homme surnuméraire de Patrice Horlaville, qui leur passe incidemment entre les mains, est pour eux le type même du roman minable jonché de signaux négatifs. Clément est donc invité à prendre contact avec son auteur pour lui proposer de retravailler son ouvrage. Horlaville répondra par un chapitre supplémentaire, où il introduit ses contempteurs comme personnages, en les plaçant dans des situations ridicules et humiliantes. Un humour potache qui n'est pas ce que j'ai préféré dans le livre, qui ne manque pas par ailleurs d'ironie subtile.

Une ironie savoureuse qui n'épargne personne, et que Patrice Jean utilise surtout pour railler la bien-pensance et le politiquement correct dictés par une élite universitaire décrite comme bornée et arrogante. le phénomène ne date pas d'hier puisqu'il fondait la dramatique de la tache, roman publié par Philip Roth au début des années deux mille.

Dans un ouvrage dont il faut saluer l'originalité et l'imagination, Patrice Jean n'hésite pas à brocarder d'autres aspects de la production littéraire d'aujourd'hui. Un chapitre raconte en mode « new romance » les aventures extraconjugales De Claire. Des réflexions philosophiques sont présentées dans un langage abscons. Les tribulations des le Chenadec sont racontées par Horlaville dans un style très maniéré. Et quand Clément prend la plume, son expression décontractée du début laisse peu à peu la place à une orthodoxie littéraire un peu surannée. Un style qui me met mal à l'aise, car il m'évoque certains hommes politiques affectionnant l'imparfait du subjonctif pour vitupérer eux aussi contre la bien-pensance… Espérons qu'il s'agit là aussi d'un pastiche et pas d'une nostalgie.

Lien : http://cavamieuxenlecrivant...
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Procédé, artifice ? Pour raconter la vie ordinaire de Serge, déprimante et déprimée, banale à s'ennuyer pendant les cinquante premières pages, y juxtaposer le brillant factice, de surface, du milieu universitaire.
La lucidité impitoyable de Serge, sur lui-même et son entourage, face à la suffisance prétentieuse, snob, de ceux qui ont conquis le statut d'intellectuels.

Avec ce détour, bien dans l'air du temps, par la description d'un nouveau type d'édition qui, reprenant les livres déjà publiés, classiques et contemporains, les expurge de tout ce qui peut choquer notre époque excessive dans ses goûts et ses dégoûts. Tout ce qui est vaguement coloré de machisme, de sexisme, de libertinage, de mépris social, de pessimisme, d'immoralité, est « réparé ». Ce qui donne lieu à des pages réjouissantes (celles de Patrice Jean, pas celles expurgées). « Ainsi naquit le verbe « céliner ». Lorsque Beaussant m'informait qu'il avait « céliné » une oeuvre, c'est qu'il n'en restait, dans le volume et dans l'esprit, presque rien. le verbe, on l'aura compris, se référait à Céline : « Voyage au bout de la nuit », gros roman de plus de six cents pages, avait subi une cure d'amaigrissement, de sorte qu'il se présentait, dans notre collection, sous la forme d'une petite plaquette d'à peine vingt pages, dont le contenu guilleret, printanier et fleuri, n'aurait pas choqué les séides les plus soumis au politiquement correct. »

Au côté des personnages principaux, une galerie de figures typées, mais tellement vraies, dont un homme de lettres absolument séduisant, observateur impitoyable et plein d'humour de toute cette comédie que se jouent les acteurs de l'édition et les universitaires.

La construction du livre – roman dans le roman – est brillante, et si l'esprit en est très souvent cynique, les pages consacrées aux modestes, aux incolores, aux petits sans grade et sans réussite, sont à la fois réalistes et pleines de tendresse.

Ce sont eux, finalement, dont Patrice Jean démontre que la vie sonne le plus juste, le plus authentique.
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Pour compléter les interessantes critiques détaillées déjà faites, je dirai aussi que ce roman est une très bonne surprise. L'ensemble est volontiers vachard, donc nécessairement excessif, mais l'auteur ne prend personne réellement de haut et sait respecter une saine ambiguïté: il n'est ni un idéologue, ni un simple ricaneur. Par certains aspects il me rappelle certaines lectures de Diderot (comme le dit Henri-l-oiseleur dans sa critique) ou de Crébillon. Amis libertins, vous êtes ici à la maison.

Attention: si l'on prise peu le second degré ou si l'on a un surmoi de gauche un peu trop tatillon, il vaut mieux passer son chemin.

La construction en abyme me semble bien faite et tout à fait pertinente. L'écriture, aux différentes voix, est un plaisir.

La réflexion sur la différence entre l'amateur lettré (guidé par le plaisir, il ne s'autorise que de lui-même) et l'universitaire (analyste froid et vainement jargonnant), pourrait paraître un peu trop appuyée. Mais parmi les différentes dimensions de ce roman, elle contribue aussi au charme. L'auteur est lui-même professeur, il ne fait pas que régler ses comptes avec l'institution et n'est pas un simple démagogue qui tape sur les intellos: il rappelle simplement que la littérature est un plaisir et un plaisir pas forcément innocent.

Il y aurait de quoi aussi, après une telle lecture, se sentir assez ridicule de donner sa critique sur Babelio. Mais, tant que l'on ne s'autorise que de soi-même sans trop épater la galerie, on doit pouvoir continuer à clapoter.

La fin est très inspirée. Beaucoup de souffle. du Chateaubriant?

Tant qu'à faire, je joins le lien vers l'émission de radio qui m'a fait découvrir le livre: https://www.franceculture.fr/emissions/repliques/a-la-recherche-du-temps-present
Chez Finkielkraut, avec Patrice Jean et Benoît Duteurtre, une réflexion sur ce que la littérature peut nous dire sur notre époque. Une bonne émission de l'oncle Alain.
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Merci à Henri l'Oiseleur de m'avoir fait connaître ce remarquable écrivain, dont l'oeuvre est évidemment étouffée sous l'inexorable marée noire du politiquement correct. Plutôt que de produire ma propre critique, je m'incline devant celle de "Henri", à lire ici: https://www.babelio.com/livres/Jean-Lhomme-surnumeraire/967094/critiques/1455188
Lien : https://www.babelio.com/livr..
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