AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 9791033908180
240 pages
Harper Collins (13/01/2021)
3.5/5   232 notes
Résumé :
À distance du monde, une fille et sa mère, recluses dans une cabane en forêt, tentent de se relever des drames qui les ont frappées. Aux yeux de ceux qui peuplent la ville voisine, elles sont les perdues du coin. Pourtant, ces deux silencieuses se tiennent debout, explorent leur douleur et luttent, au coeur d’une Nature à la fois nourricière et cruelle et d’un hiver qui est bien plus qu’une saison : un écrin rugueux où vivre reste, au mépris du superflu, la seule ch... >Voir plus
Que lire après Préférer l'hiverVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (131) Voir plus Ajouter une critique
3,5

sur 232 notes
Un lieu : la forêt.
Une saison : l'hiver
Une narratrice.
Une mère et sa fille ( la narratrice ) qui tentent de se relever chacune du deuil d'un fils.

Ce premier roman est sans concession, comme le choix de ces deux femmes qui quittent le monde pour se réfugier dans une forêt qui va absorber leur rage, la douleur physique, les tourments de l'âme et leur effondrement intime que constitue le deuil d'un enfant.

« J'avais décidé d'arrêter de penser. Seule l'extrême et insondable peine pouvait me le permettre. La complexité de mes émotions, au moment de l'arrachement suprême, avait atteint un tel niveau que tout semblait s'être éteint en moi. Ne plus rien ressentir était une autre façon de mourir. J'étais devenue atone. Et puis, la nature m'avait réveillée. Les bruits légers, fondus dans la vie. Les animaux partout. Ignorant ma peine. Actifs, sans décorum inutile, sans fioriture. Des modèles de présence et mes guides permanents. »

La très belle idée de ce roman réside en cette symbiose entre la nature pétrifiée, la rugosité de l'hiver, la présence de la forêt et ces deux femmes en souffrance qui ne parviennent à survivre que dans ce lieu extrême, dépouillée de toute humanité. La paix du froid. Tout est d'une grande justesse dans cette analyse du deuil qui explore aussi bien le rapport au corps, la féminité, la relation mère-fille, la transmission. Tout appelle à l'introspection dans ce lieu, ce qui donne une ambiance littéraire très singulière, un peu hypnotique, qui m'a rappelée ( même si le point de départ et le contexte son très différents ) Dans la forêt de Jean Hegland.

Un roman d'ambiance donc. Un roman de styliste avant tout. Aurélie Jeannin écrit vraiment très très bien, d'une plume précise et ciselée, tour à tour poétique et percutante. Je lis toujours avec à portée de mains des petits bouts de papier pour marquer les passages marquants ... et là, j'en avais sélectionné un nombre très élevé !

« Se détacher à ce point des choses est un apprentissage infini. Maman et moi n'attendons plus rien, ni visites, ni surprises. Nous ne sommes plus dans le projet. Notre façon d'être, à chacune, puis les drames qui ont bouleversé nos vies, nous ont en quelque sorte forcées à devenir des êtres du présent. Cela s'est fait à notre insu mais aussi de façon très volontaire et tenace. Ne pas ruminer le passé, ne pas se projet dans le futur, vivre ici et maintenant est sans conteste l'effort le plus important que j'ai jamais eu à fournir. Et je crois qu'il en est de même pour Maman. C'est à ce prix que nous tentons de surmonter nos deuils, l'une et l'autre. On ne se relève qu'au présent, à chaque pas, à chaque geste. C'est mon sentiment. On ne tient pas vraiment debout, on se relève, on retombe et on se relève. Et on le fait à chaque seconde. Tout cela mis bout à bout fait que nous tenons debout. En restant dans le passé, on tombe en arrière, et rien ne nous retient. Si on se projette, on tombe en avant, dans ce trou incertain que représente l'avenir. Il faut être dans le présent, de façon absolue, profonde, totale, pour, à défaut de continuer de vivre au moins ne pas mourir. »

Un premier roman vraiment prometteur pour inaugurer la toute nouvelle collection «  Traversée » de la maison d'édition Harper Collins.

Lu dans le cadre d'une masse critique privilégiée.
Commenter  J’apprécie          1024
C'est un huis clos sombre, l'histoire de deux femmes, mère et fille, contée par la plus jeune, qui nous révèle peu à peu ce que les a conduit à cette forêt, où elles vivent de peu, hantées par le souvenir de leurs drames passés.

Le lien qui les unit est fort, étayé par le deuil qui les a atteintes, la perte de leurs fils. C'est peu à peu, au fil des révélations de la narratrice que l'on découvrira les circonstances de ces drames

Si la forêt est hostile, elle est néanmoins sinon domptée, au moins apprivoisée, et pourvoie à leurs besoins qui sont peu importants. L'ambiance n'est pas sans rappeler Dans la Forêt de Jean Hegland, même si le contexte est différent.

Ce qui est le plus touchant est le portrait que dresse la narratrice de sa mère : derrière les mots tendres et l'art de réenchanter les failles, on perçoit toute la fragilité de cette femme, veillie avant l'âge par la souffrance.

Les épreuves passées ne protègent pas de nouveaux dangers, et c'est une fois de plus une terrible événement qui viendra les atteindre au coeur de leur refuge.


Ce premier roman se démarque par une écriture sublime, ciselée, et terriblement efficace; La construction est très habile et nous conduit pas à pas vers la compréhension de cette histoire pas banale.


Très belle découverte.

Lien : https://kittylamouette.blogs..
Commenter  J’apprécie          900
Ce livre m'a rappelé le livre de Jean England "Dans la forêt" même si ce n'est pas la même histoire, le point commun est sur la solitude de deux femmes en pleine forêt à des kilomètres de la ville. Mais dans ce roman c'est plus plombant puisque le récit se passe en plein hiver, comme l'indique le titre, et leur environnement naturel est désolant. Deux femmes, une mère et sa fille, vivent au coeur d'une forêt sauvageonne où rien n'est facile même pas de survivre. Elles-mêmes ont eu chacune la perte d'un enfant. Les liens mère-fille sont gommés et chacunes essayent de survivre face à cette nature hostile. Très vite dans le récit est évoqué un coup de téléphone reçu qui annonce une mauvaise nouvelle mais ce n'est qu'au deux tiers du livre qu'on apprend l'information du message reçu. J'avoue que c'est un peu frustrant et en attendant il ne se passe quasiment rien à part le silence, la solitude et le froid intense. Je ne suis pas vraiment rentrée dans ce roman où alors par petites touches. Je reconnais, pour ce premier roman, que l'écriture est ciselée, très bien écrite et décrite. Mais ayant un peu le moral en berne, cela m'a été pénible de le finir.
Ayant lu plusieurs livres du même style, j' ai peut être une certaine lassitude pour ces romans. Désolée pour ceux et celles qui ont adoré ce livre et je peux complètement le comprendre.
Commenter  J’apprécie          702
Préférer l'hiver est un livre dont j'ai lu la première page parce qu'une sollicitation extérieure m'y a incitée, et la centaine d'autres, parce qu'une nécessité intérieure m'y a obligée. C'est un roman absolument sans concession, qui explore la douleur jusqu'en ses moindres replis, ne recule devant aucun sentiment indicible, ne craint pas d'affirmer qu'il écrit l'ineffable – car c'est entièrement vrai, il le fait.

Le sujet fait absolument horreur : la perte d'un enfant. Vous pensez que rien ne saurait moins inciter à lire un livre que de savoir que c'est cette idée qu'il va vous obliger à affronter ? J'ose l'écrire : vous auriez tort. le livre est trop court, on en redemande, on voudrait accompagner ces femmes plus loin encore dans l'hiver – ou alors, atteindre le printemps avec elles.

Pourquoi ? Je crois que c'est à cause de l'écriture d'Aurélie Jeannin, des mots qu'elle trouve, des expressions qui explorent des zones d'ombre que nous croyions bien cachées, qui les font surgir et les nomment, et que nous reconnaissons comme étant aussi les nôtres. C'est aussi parce que son écriture n'est pas uniquement celle des tourments invisibles, elle est aussi celle du corps : elle est très incarnée, très physique. Elle hurle, elle frappe, elle va tout au bout du besoin et des désirs de violence, de meurtre et de destruction, elle ose tout et on va au bout de tout avec elle.

C'est en quelque sorte le mariage réussi de Donald Ray Pollock et de Stefan Zweig, ce qui est un tour de force dont je n'aurais jamais osé imaginer la possibilité : Le diable, tout le temps, mais aussi La lettre d'une inconnue. La confrontation avec l'horreur des pires expériences humaines, mais dans une quête intime et lente, qui englobe l'exploration du sentiment amoureux. Alors évidemment, vous pouvez ne pas le lire, pour échapper à la violence du drame d'une inconnue. Mais si vous évitez cette expérience, ce n'est pas au drame d'une autre que vous échapperez : c'est à la possibilité que ce livre offre de donner un nom aux drames qui vous hantent, vous.

Je n'ai rien contre l'idée que le feel-good existe, mais quand on lit un livre comme celui-là, on se rappelle qu'on est vraiment en droit d'exiger énormément plus de la littérature, d'exiger une expérience extrême qui n'a rien à voir avec les bons sentiments. Dans un moment d'apaisement, Aurélie Jeannin écrit « Maman distingue les écrivains et les romanciers. Elle dit que les romanciers savent raconter des histoires. Que ce qui importe aux écrivains, ce sont les mots, leur enchaînement et leur rythme. Ceux qui excellent dans les deux, elle les appelle les auteurs. » Aurélie Jeannin est sans conteste un auteur.
Lien : https://www.20minutes.fr/art..
Commenter  J’apprécie          6615
La saison de tous les dangers

Un premier roman pour lancer une nouvelle collection. Avec Préférer l'hiverAurélie Jeannin nous entraîne au fond d'une forêt où vivent deux femmes prêtes à affronter la solitude et l'hiver. Mais jusqu'à quand?

Une femme n'est pas coutume, commençons par parler du style plutôt que de l'histoire. C'est en effet par l'écriture que tient ce récit dépouillé, à l'image de la saison qu'affrontent les deux femmes au coeur de ce roman et dont toutes les caractéristiques imprègnent les pages. Cet hiver qui est à la fois le symbole de la lenteur, du dépouillement, de la froideur et de la mort qui hantent la mère et sa fille à laquelle Aurélie Jeannin a accordé le rôle de la narratrice: «J'ai du mal à parler de Maman au présent, même si nous vivons toutes les deux, chaque jour que Dieu fait, dans cette cabane en bois au milieu de rien d'autre que des arbres. Maman est à la fin de sa vie, même si elle n'est ni très vieille ni très malade. Elle est vivante, et je vis près de son corps, mais son esprit est déjà ailleurs. (…) Je sais qu'elle a ce fantasme absolu. Parvenir à saisir pleinement et entièrement les choses. Parvenir à les saisir d'un seul et même regard, dans leur complexité infime et leur reliance totale.» 
Plus la saison va avancer et plus la situation va devenir difficile, calquée sur cette nature immobile. Au fil du récit on comprend la raison qui les a poussées à chercher ce refuge, loin du monde. le «monde» qu'elles fuient leur a pris leurs hommes: «Mon frère est mort et mon fils avant lui. Son fils et son petit-fils. Maman découvre ce que crée en soi la perte d'un enfant, et ma peine à moi est ravivée de façon viscérale. Primitive et bestiale. (…) Survivre n'est tenable qu'ici. L'isolement, le travail physique, la solitude et la connexion aux éléments sont des béquilles. Nous vivons avec une quantité infime de ressources et de biens. Et je me surprends parfois à remercier je-ne-sais-qui que tout cela nous soit arrivé en hiver.»
Une ascèse voulue qui accompagne leur peine, un manteau blanc de neige comme un linceul pour un deuil dont «on ne peut pas faire de littérature».
Ne reste alors que l'essentiel, les quelques mots échangés, la gestion des réserves qui ne cessent de s'amenuiser, une relation qui elle aussi s'atrophie…
De ce roman de la survie Aurélie Jeannin fait un brillant exercice de style et si on est saisi par ce jeu de funambule sur un fil très fragile, c'est que l'on partage cette douleur à la lecture, ce mal qui les ronge. On voit les tristesses éternelles, la spirale infernale: «On ne reprend pas une vie après la mort de son enfant, on avance emporté par le courant glacé. On flotte à la surface, on coule parfois mais on ne redevient jamais ce marcheur sur la berge, serein, qui avance à son rythme en regardant le paysage. Nous, les endeuillés sans dénomination, nous sommes charriés par les flots, nous avons le regard brumeux et l'âme lessivée. Nous ne vivons pas vraiment. Demain ne nous ramènera pas nos enfants. C'en est fini d'eux. L'histoire est celle-ci. La leur et la nôtre.» 
Lien : https://collectiondelivres.w..
Commenter  J’apprécie          460

Citations et extraits (132) Voir plus Ajouter une citation
Notre conscience a des limites, et c'est précisément pour cela qu’il y a des peines insurmontables et inimaginables. Des peines dont on ne peut faire aucune œuvre, dont rien ne pourra jamais vous délivrer. On ne peut pas faire de littérature avec ce genre de deuils. Ils sont ineffables. Ce sont des événements qui appauvrissent les mots, qui les creusent. Ce sont des événements qui raclent, grattent les bords, les fonds, de vous et de la vie. Ils vous assèchent, vous lyophilisent, vous laissent comme un corps vide. Ces peines sont l’infini lui-même. Un puits sans fond. Des tristesses éternelles. On ne reprend pas une vie après la mort de son enfant, on avance emporté par le courant glacé. On flotte à la surface, on coule parfois mais on ne redevient jamais ce marcheur sur la berge, serein, qui avance à son rythme en regardant le paysage. Nous, les endeuillés sans dénomination, nous sommes charriés par les flots, nous avons le regard brumeux et l'âme lessivée. Nous ne vivons pas vraiment. Demain ne nous ramènera pas nos enfants. C’en est fini d’eux. L'histoire est celle-ci. La leur et la nôtre.
Commenter  J’apprécie          291
INCIPIT
Dans notre hémisphère, la durée de l’hiver est de quatre-vingt-neuf jours. C’est la saison la plus courte. En réalité, le froid s’installe six mois environ. En automne, il rôde l’air de rien, avant de gagner les collines et de se rapprocher par les plaines. Là, il accélère le pas et prend la forêt en étau, comme le ferait une mer qui monte. Une fois qu’il nous a saisis, le mieux que nous ayons à faire est de trouver l’équilibre entre un mouvement qui nous permette de vivre, et une économie de gestes qui nous permette de ne pas mourir. L’hiver, notre lieu de vie me fait l’effet d’une station de recherche. L’été, je trouve qu’il ressemble à un refuge.
Maman et moi vivions ici depuis un peu plus de trois ans quand nous avons reçu le coup de fil. Au milieu des pins, des chênes et des bouleaux, au bout de ce chemin sans issue que deux autres propriétés jalonnent. C’est elle qui m’avait proposé de nous installer ici. Et je n’étais pas contre. J’avais grandi dans cette forêt. Le lieu m’était familier, et je savais que nous nous y sentirions en sécurité. Qu’il serait le bon endroit pour vivre à notre mesure. Je n’en étais plus capable en ville; j’y avais usé l’intégralité de mes rêves et bien pire. Maman y avait perdu notre père. L’une comme l’autre n’y trouvions plus notre place. Nous avions besoin d’un rien qui nous allège et nous emplisse à la fois. Cela avait été un peu étrange au tout début. Il m’avait fallu du temps pour me réapproprier les lieux comme une adulte. Et pour ne pas laisser les souvenirs prendre toute la place. De l’eau avait coulé sous les ponts depuis mon enfance ici. Maman et moi revenions seules et lourdes. Nos épaules chargées de pierres douloureuses qui roulaient le long de notre colonne vertébrale, ralentissaient nos pas. Et parfois, les jours sans soleil, nous faisaient perdre l’équilibre ou le sens de la marche et des choses. Ces jours-là, nous acceptions l’une comme l’autre de suspendre nos vies aux branches des arbres et de rester là, sans parler, sans manger, et parfois même sans bouger.
Je ne suis pas une fille qui suit sa mère – comme il est arrivé à certains de le penser. Quand je suis arrivée ici, je ne me suis pas dit que c’était une belle occasion de passer du temps avec elle, de la laisser me transmettre ses leçons de vie. Et je ne crois pas qu’elle se soit dit que cela serait bon pour elle de ne pas être seule. Nous ne sommes pas venues vivre ici parce que nous n’avions nulle part ailleurs où aller. Parce que l’une avait besoin de quelqu’un pour continuer de grandir, et l’autre, de vieillir. Nous nous sommes installées côte à côte. Désireuses d’être à cet endroit précisément. Et ensemble. J’adore ma mère parce qu’elle a une complexité fascinante, dont je m’accommode parfaitement. Elle ne laisse presque rien au hasard et aime que les choses soient profondes et denses. Elle ne supporte pas l’approximation, le manque de justesse, la facilité. Nombreux sont ceux que cela agace ou rebute. Moi, je trouve cela stimulant. Sans doute aussi parce que c’est à elle qu’elle impose la plus grande exigence. Elle me laisse vivre pleinement mes à-peu-près et mes à-côtés. Elle sait que ce n’est pas parce que je ne la comprends pas, ou parce que mon cerveau ne la suit pas. Je suis câblée pour tenir le rythme effréné de sa pensée. J’accompagne sa façon d’être tout en l’équilibrant. Nos différences rendent nos ressemblances possibles et concordantes. Ce qui fait que chacune de nous apprécie au plus haut point la compagnie de l’autre, dans une homéostasie quasi parfaite.
Et puis surtout, Maman n’a jamais cherché à me démontrer que la vie est belle. Elle ne dit pas que cela ira mieux demain. Ne relève pas le moindre rayon de soleil dans les feuilles pour tenter de me convaincre qu’il faut jouir de la vie. Je sais qu’elle fait de gros efforts, depuis toujours, pour essayer de vivre bien. De ne pas se laisser embarquer par elle-même. Elle connaît les discours théoriques et les démonstrations méthodiques. Elle sait. Elle croit sur parole ceux qui disent que le salut se trouve dans le temps présent. Elle est d’accord pour célébrer la légèreté, la joie. Elle ne peut pas être contre. Mais ça n’est pas elle. Malgré ses efforts et ses résolutions, aborder la vie avec distance, parvenir à ne pas ployer sous le poids de la nostalgie comme sous celui de l’anticipation, ça n’est pas elle. Je crois, alors que j’ai aujourd’hui l’âge qu’elle avait lorsqu’elle m’a mise au monde, que Maman a abandonné cette quête. Elle lui a donné une autre direction, à sa manière. Une qui lui permet de respirer plutôt normalement, d’apprécier certains moments et certaines compagnies, de se satisfaire de tout un tas de choses. Elle sait, je crois, qu’elle ne ressentira jamais la joie de vivre. Mais sa façon de regarder ce qui se passe nous a appris, à mon frère et à moi, à composer avec. Avec ce que nous sommes et avec ce que les choses sont, sans chercher à nous travestir, à rire à gorge déployée, à être bruyants de bonheur, sans chercher à changer les autres. Quand notre père se débattait dans sa propre complexité, s’empêtrait dans la violence dans laquelle il avait grandi, Maman a choisi de s’accepter, sans renoncement. C’est ainsi qu’elle nous a guidés, toute tortueuse qu’elle est. Mon frère a décidé de se respecter, en étant sans concession à l’égard des autres ; il a opté pour la solitude dès son plus jeune âge. J’en ai développé une fascination viscérale pour tout ce qui relève de la quête de soi. Je me suis nourrie des histoires des autres, je me suis perdue dans leur vie, admirative à outrance de leurs choix et de leurs décisions. À glorifier cette intégrité intime et personnelle, je me suis étourdie à admirer celle des autres, oubliant qui j’étais. Et puis, la vie s’est chargée de me faire perdre plus que moi-même, m’enfonçant dans ce trou où il n’y a de place que pour soi, alors même que nous sommes notre pire compagnie.
J’ai du mal à parler de Maman au présent, même si nous vivons toutes les deux, chaque jour que Dieu fait, dans cette cabane en bois au milieu de rien d’autre que des arbres. Maman est à la fin de sa vie, même si elle n’est ni très vieille ni très malade. Elle est vivante, et je vis près de son corps, mais son esprit est déjà ailleurs. Elle parle, mange, travaille avec moi, et je vois bien que son cerveau va toujours à cent à l’heure. Mais elle est occupée à se souvenir et à comprendre. C’est comme si elle essayait de tisser une immense toile à partir de tous les événements de sa vie. Chaque jour, elle semble revivre des instants qu’elle punaise sur une toile imaginaire. Tout cela finit par s’entrecroiser, se mêler. Je sais qu’elle a ce fantasme absolu. Parvenir à saisir pleinement et entièrement les choses. Parvenir à les saisir d’un seul et même regard, dans leur complexité infime et leur reliance totale. Elle parle d’un objet poli et rond ; elle aimerait que sa vie trouve sa forme. Qu’elle puisse expliquer l’origine de chaque chose, ce que chaque événement a pu générer à sa suite. Une masse d’interconnexions dont on pourrait s’emparer globalement pour enfin comprendre vraiment.
Commenter  J’apprécie          20
Maman distingue les écrivains et les romanciers. Elle dit que les romanciers savent raconter des histoires. Que ce qui importe aux écrivains, ce sont les mots, leur enchaînement et le rythme. Ceux qui excellent dans les deux elle les appelle les auteurs. Et j'adore la voir savourer leur œuvre auprès du feu.
Commenter  J’apprécie          440
Il est des stades et des états où la sensation échappe à la description. Comment dire deux peaux qui se touchent. Ces nervures les unes contre les autres. Comment décortiquer ce chemin qu'emprunte le désir. Sa progression laborieuse puis sa cavalcade impossible à réfréner. J’avais ce soir-là le corps chaud d’avoir envie de toucher cet homme dont je devinais l’impérieuse envie de me dévorer. Ses yeux sur moi allumaient tout. J’étais nue bien avant que mes vêtements jonchent le sol. J’étais offerte avant même qu’il pénètre mon corps. Je sentais les chaînes tomber et dans le bas de mon ventre, un mouvement. La bête du désir qui voulait sortir. En poussant en moi, elle écartait mes bras, faisait pointer mes seins, cambrait mes reins, dirigeait mon visage vers le ciel et ma langue et mes mains vers cette autre peau face à moi. Des millions de micro-mouvements envahissaient mon cuir chevelu ; je sentais la racine de chacun de mes cheveux sur ma tête. C’était moi sans être moi. Nouvelle. Primitive. Dénudée et dénuée de tout. J’étais débusquée.
Commenter  J’apprécie          110
Ce matin, j’ai vu un cerf, de l’autre côté de la plaine. Il longeait le grillage avachi en limite de notre propriété. Je crois qu’il tentait, par la lenteur de sa démarche, d’atténuer la noblesse de sa silhouette. Roi humble. Il a levé la tête pour regarde dans ma direction ; je n’avais pas le vent pour moi. Ce vieux-là avait déjà perdu ses bois et en rentrant, j’ai relu un extrait de notre anthologie animale. Les bois , par lesquels la nature fait signe : ces deux perches hérissées d’andouillers, façonnées de perlures, rainures, empaumures aux épois aigus, cette ramure dont le nom, la forme et la couleur semblent sortir des arbres et que chaque année élague comme un bois sec, chaque année les refait pour donner la preuve visible que tout renaît, que tout reprend vie ; par la chute et la repousse de ces os branchus qui croissent avec une rapidité végétale, la nature affirme que sa force intense n’est qu’une perpétuelle résurrection, que tout doit mourir en elle et que pourtant rien ne peut cesser.
Commenter  J’apprécie          110

Videos de Aurélie Jeannin (3) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Aurélie Jeannin
Marie Eugène, directrice littéraire de la collection HarperCollins Traversée, présente la rentrée d'hiver 2021. "jean-jacques", premier roman de Carine Hazan "Les Bordes", deuxième roman d'Aurélie Jeannin
autres livres classés : relations mère-filleVoir plus
Les plus populaires : Littérature française Voir plus


Lecteurs (513) Voir plus



Quiz Voir plus

Retrouvez le bon adjectif dans le titre - (6 - polars et thrillers )

Roger-Jon Ellory : " **** le silence"

seul
profond
terrible
intense

20 questions
2816 lecteurs ont répondu
Thèmes : littérature , thriller , romans policiers et polarsCréer un quiz sur ce livre

{* *} .._..