(Légers spoils sur les premier et deuxième tomes.)
N. K. Jemisin n'en était pas à son cours d'essai au moment de publier Les Livres de la Terre fracturée, mais c'est avec celle-ci qu'elle a déployé l'étendu de son talent et accédé à la reconnaissance internationale.
J'ai fini cette saga époustouflante il y a quelques mois et je trouve son succès largement mérité. L'écriture, le ton, l'univers, les personnages : tout cela était à la fois original, fluide et recherché.
Il est difficile de savoir par où commencer une critique sur un sujet aussi dense que cette saga. Comment faire pour vous restituer la complexité de ces personnages, de leurs relations, de leurs souffrances, de cet univers profond, intense ?
N. K. Jemisin est fine psychologue, et son humour noir dépeint des situations affreuses et injustes dans lesquelles les victimes sont ceux qui ont toutes les raisons de prendre le pouvoir. Son écriture interpelle directement le lecteur : « Commençons par la fin du monde – pourquoi pas ? On en termine avec ça et on passe à quelque chose de plus intéressant. » Cet incipit est sûrement le plus percutant que j'ai jamais lu et restitue parfaitement le ton de cette saga : froide, cynique, désabusée.
Aucun personnage n'a à coeur de faire le mal. Mais nombreux sont ceux qui estiment qu'ils n'ont pas le choix, ou bien craquent et se déchaînent sur leurs proches avant de regretter. C'est un noeud d'histoires tragiques, d'incompréhensions, de non-communication qui conduisent à de terribles désastres.
Commençons tout bêtement par ce que j'ai préféré : l'univers.
C'est un monde hostile qui pourrait ressembler au nôtre dans quelques millions d'années, quand les Amériques viendront faire un bisou à l'Asie orientale et que l'océan Pacifique ne sera plus qu'un lointain souvenir.
Comme tous les autres océans, d'ailleurs.
Ce continent immense (que quelqu'un qui avait envie de perdre des amis a décidé d'appeler le Fixe) est soumis à des forces qui le déchirent : séismes, éruptions volcaniques et tsunamis sont le quotidien de l'humanité. Après lui, le néant : l'océan à perte de vue, avec quelques îles ici et là (mais il faudrait être fou pour vivre sur un piège aussi mortel).
Et puis, les obélisques. Des ouvrages énormes et magnifiques qui tournoient dans le ciel. Nul ne sait qui les a construit et comment – c'est bien la preuve que mêmes les meilleurs bâtisseurs et les plus puissants empires ne sont rien face à la colère du Père Terre.
Dans ce contexte marqué par la mort, la mémoire des temps anciens est inexistante. L'humanité est condamnée à survivre au jour le jour. Certains humains ont développé un talent extraordinaire : celui de maîtriser la terre. de déplacer des montagnes (littéralement), de provoquer ou d'empêcher les cataclysmes d'advenir. Dans n'importe quel autre univers de fantasy, ces personnes appartiendraient à une caste privilégiée. Dans cette histoire, ils terrifient la population, qui exerce contre eux un génocide monstrueux…
Et pour finir, les mangeurs de pierre. Des êtres entre l'humain et le minéral, qui « sont lents, au-dessus de la surface terrestre, hormis quand ils ne le sont pas ». Étranges et donc dérangeants, aux objectifs inconnus. J'adore les univers qui foisonnent de pistes mystérieuses et c'est exactement ce que m'a offert cette saga.
Deuxièmement : le système de magie m'a époustouflée. Bien construit, plus complexe qu'il n'y paraît,
N. K. Jemisin n'a pas fait les choses à moitié quand elle a pensé l'orogénie. Tout est logique, chaque révélation s'emboîte parfaitement avec l'ensemble, et cependant il y a sans cesse des choses à découvrir – même au bout de trois tomes. Être orogène ne garantit pas de tout comprendre de son pouvoir, d'autant que le Fulcrum (l'organisation qui emploie et régule les quelques orogènes ayant le droit de vivre) limite la connaissance.
J'ai pensé à
Brandon Sanderson pendant ma lecture : un auteur qui est lui aussi capable de densifier son histoire en cours de route, de créer des liens là où il n'y en avait pas (magie et histoire, magie et univers) tout en conservant une logique solide. Deux auteurs habiles qui se sont peut-être influencés mutuellement.
Et pour finir, je suis ébahie par le personnage d'Essun qui avait, à mes yeux, des atouts incroyables mais aussi d'immenses faiblesses. C'est une femme qui a l'habitude de vivre dans un environnement hostile et qui a su s'adapter. Une force de la nature, une créature brisée qui s'efforce de tenir debout en touchant le moins possible à ses blessures, en les laissant pourrir loin au fond d'elle. Les liens qu'elle tisse avec autrui sont retranscrits dans toute leur complexité et j'ai été extrêmement touchée par ce qui la relie à Albâtre, son mentor et ami : un étrange jonglage entre exaspération, rivalité, affection et incompréhension.
Découvrir son lien à Nassun, Jija et Hoa faisait partie de mes plaisirs de lecture et j'espère que vous explorerez cette densité pleine de chaleur et de douleur.
Le revers de la médaille, c'est que je ne me suis pas du tout attachée à Essun. Elle a tant souffert qu'elle a enfermé ses émotions et ses pensées loin au fond d'elle, où sa conscience n'accède plus. Sa stratégie, lorsqu'elle prend un coup dur, c'est d'oublier l'événement : « Oups, vous pensez. Prudemment, vous arrêtez. » Par conséquent, c'est le genre de personne à avoir du mal à se comprendre et à comprendre les autres. Sa maladresse m'a plusieurs fois fait lever les yeux au ciel, spécialement envers Albâtre. Mais aussi vis-à-vis de Tonkee, qui l'accompagne sur les routes, ou encore des Castrimiens. Les quelques flash-back de Nassun nous font également réaliser qu'elle était tout sauf une mère tendre et aimante. Elle est donc très peu démonstrative et j'ai ressenti très peu d'émotions en lisant des passages pourtant atroces. le genre de protagoniste qui vous tient à distance.
Elle est même si différente de moi que j'ai désapprouvé nombre de ses choix. Ce qui est extrêmement pénalisant pour une narration à la seconde personne du pluriel, narration qui ne cessait de me rappeler que non, contrairement à ce qu'on m'affirme, je ne suis pas Essun !
Autre défaut (un peu valable sur le second tome, mais surtout sur le troisième) : j'ai trouvé les descriptions extrêmement confuses en ce qui concerne les restes de la technologie de Syl Anagist. Difficiles à imaginer, curieusement lourdes (alors que le reste de l'écriture se distingue par sa nervosité et sa flexibilité), ce sont des passages qui m'endormaient et que j'ai dû relire plusieurs fois pour essayer de m'accrocher.
Et pour finir, comme le dit si bien Boudicca, la fin m'a laissée mitigée. La tension monte lentement pendant Les Cieux pétrifiés, mais le dénouement arrive si vite et se finit si bien que j'ai eu du mal à l'accepter. Comme une fausse note dans une partition, qui voulait sonner un peu trop haut, un peu trop heureux, et qui n'est pas en adéquation avec le reste.
En conclusion : je vous encourage à découvrir cette saga, surtout si vous êtes familiers des littératures de l'imaginaire et à condition que la noirceur ne vous rebute pas. C'était une lecture très riche qui ne m'a pas laissée indifférente, qui m'a fascinée, emportée, même si elle n'est pas dénuée de maladresses. Je ne pense pas que ça vaille trois prix Hugo, mais ça en mérite assurément un.