Alexis Jennis nous propose une réflexion philosophique sur l'être et sa recherche mystique, Dieu. Il analyse la foi et son importance dans cette croyance, et s'amuse à naviguer à travers une multitude de sens pour éprouver sa croyance. A travers eux on suit l'auteur dans le cheminement de sa pensée, elle approche des certitudes qui vite, s'effacent. L'homme doute, sa seule réalité le plonge dans le monde de ce qui est et qui n'est pas. La croyance est là pour le rassurer le combler, et quand il ne l'a pas, il doit avancer seul et sans espoir. En lisant ce livre j'ai eu l'impression parfois de relire F Cheng quand il nous parle de l'âme. Nous voyons des choses et nous ressentons un monde physique et spirituel à la fois. Voilà l'énigme, vient-elle réellement de cette réalité impalpable ou n'est-elle que le fruit de notre imagination ?
Le mystère est complet, et c'est en cela qu'il est fascinant, un peu comme quand l'auteur souhaite murmurer à l'oreille de l'être aimé des phrases presque inaudibles, pour simplement créer l'émoi et le trouble. Il y a dans notre monde une part d'indicible qui devrait nous ramener à plus de sagesse, d'humilité.
Reste l'amour, qui selon l'auteur n'est fort que de près. Je garde pour moi l'envie de penser que les amours les plus lointaines disposent d'une force et d'une vérité que la proximité masque.
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À un certain moment de ma vie, je crois que je cherchais noise à mon corps, et l'été j'allais à vélo dans tous les reliefs que je pouvais trouver, en plein midi toujours, et torse nu, cherchant la côte et la gravissant, sans hâte mais avec une détermination de forgeron. Je cherchais alors noise à mon corps, je crois, je lui cherchais querelle, je lui cherchais bruit, je l'assourdissais d'efforts et de chaleur, je laissais le soleil vissé en son zénith cogner sur mon dos nu, doré et luisant comme le bronze d'une cloche, et il cognait, et je n'entendais plus rien dans ce vacarme ; tête baissée, je grimpais.
J'allais souvent dans le Mâconnais où les côtes sont courtes mais raides, et les étés brûlants. Sur les routes bordées de vignes et de calcaire, le thermomètre explose, le soleil joue des cymbales à grands gestes, le cœur bat directement dans les oreilles où il fait comme un gros tambour ; il ne s'agissait pas de souffrance, mais d'excès : je cherchais un excès physique dans les quelques heures que me laissaient les tâches obligées d'une vie très banale.
Ce jour-là dont je veux parler, errant sur la foi d'une carte approximative, je me perdis sur les crêtes, passai par des forêts sèches, et entrai dans un village que je ne connaissais pas, un village de pierre blanche, désert comme sont les villages l'été à cette heure-là, et au milieu s'élevait une église romane massive, presque sans ouvertures, comme taillée dans un seul roc. Dans cet état d'éblouissement et d'assourdissement voulu où je m'étais mis, ruisselant de sueur, j'eus l'idée qu'elle pouvait contenir, cette masse de pierre immobile, une grotte pleine d'ombre et de silence. J'entrai. L'ombre fraîche me fit frissonner, et tout s'arrêta. Mon corps à qui je cherchais noise dans ce brusque silence se ralentit et se tut. Le silence était parfait. Une lueur douce glissait par les ouvertures étroites, effleurait les murs nus et leur donnait un calme d'éternité géologique, ce qui pour nous, êtres animés, trop agités, trop vite périssables, se confond avec l'éternité tout court. La nef épurée, courbe de pierre blanche, tenait debout par douze piliers énormes, les plus gros que j'aie jamais vus, gros comme des tilleuls de trois cents ans. Leur puissance tranquille, leur poids manifeste, donnait à rêver d'un soutien invincible, comme ces mythes qui racontent que le monde repose sur le dos de trois éléphants. Les piliers seraient leurs pattes, trois éléphants très calmes, attentifs, cosmophoriques, et il émanait d'eux une éternelle stabilité. En ces douze piliers on pouvait avoir confiance, et en cette voûte, et en cette lumière douce qui n'éblouissait plus, filtrée par de fines ouvertures, enfin accueillante.
Je m'assis sur un des bancs polis qui luisaient dans l'ombre fraîche, et m'asseoir, ne plus penser à me tenir debout, ne plus entendre l'écho de mes pas sur les dalles, ce fut plonger d'un coup dans un grand silence, silence d'église redoublé du silence de mon corps, mais silence vivant, qui ne faisait pas disparaître la présence. Je bus ce vide heureux comme une eau vivifiante. J'avais affronté le soleil et ses cymbales, les routes en pente, mon corps grinçant et pulsant, mon corps pétaradant, et j'étais arrivé là : l'esprit vidé par l'épuisement physique, disponible à ce qui est encore quant tout s'arrête et se tait.
Le vide bruissait, il était tout imprégné d'un être profond qui n’avait nul besoin d'en dire plus, et son silence était tout empreint de paroles avant qu'on les prononce - pas la peine - mais frémissantes, dont je devinais l'apaisement, et cela suffisait.
J'y restais longtemps assis ; j'en concevais un bonheur tellement grand qu'il n'avait pas de limite, un bonheur immense, vraiment. J'étais là et mon esprit flottait autour de mon corps calmé, et le monde soutenu de douze énormes piliers vibrait à mon unisson.
Quelque chose de tout petit, de très fin, d'infime vis-à-vis des efforts que je venais de faire sur la route, et de la masse du bâtiment où j'étais entré, palpitait en moi comme une toute petite respiration, comme un murmure, comme le ressac des images verbales avant qu'on les prononce, dont on ne sait pas d'où elles viennent, et elles passent, et reviennent, sans insister ni s'arrêter. Ceci à quoi je ne laissais d'habitude jamais place, je l'écoutais. Cela pouvait durer, je pouvais rester là tout le temps qu'il faudrait. Le monde avait une présence tranquille et m'accueillait enfin.
Quand je repartis, je remarquai une tirelire fixée sur la porte, et un petit mot du conseil municipal qui en appelait aux dons, car entretenir une si belle église coûte cher à un petit village, et si les subventions avaient été demandées, elles tardaient.
Je revins dans le même village des années plus tard, en voiture. Les subventions avaient dû arriver car le village avait été refait, et un parking construit face à l'église. Elle avait été grattée pour montrer sa pierre, et son intérieur était éclairé de spots. Une sono dissimulée passait en boucle des chants de monastère.
En faisant quelques pas dans la nef rénovée, je compris ce que Kundera voulait dire en parlant de l’imbécillité de la musique, quand elle est utilisée à des fins de décoration. L'église avait été mise en valeur, mise en scène comme représentation d'une expérience spirituelle, figurée par l'éclairage et la musique ; on pouvait la visiter. " Vous entendez la bande-son si reconnaissable de la spiritualité ? Retournons aux cars maintenant."
Je ne restai pas. Je ne pouvais pas, l'espace était rempli, je ne pouvais rien écouter. Auprès de la porte je vis un petit interrupteur où l'on précisait : " Si vous voulez interrompre la musique pendant trois minutes, pressez le bouton". Trois minutes m'auraient soulagé, mais je n'essayai pas.
Il n'y a rien de plus simple, rien de moins mystérieux qu'écouter, écouter ce qui reste quand tout s'est tu, quand on a tout éteint ; cela n'est pas très difficile à mettre en oeuvre, mais cela fait très peur, tant on confond ce silence avec l'ennui et la mort, et on n'ose pas tout éteindre. Tout, en ce monde merveilleusement perfectionné où nous vivons, permet l'agitation et l'encombrement, tout concourt à nous faire penser la vie bonne comme pleine de vacarme, et il est difficile d'obtenir le silence, et plus difficile encore de s'y laisser aller, tant on en a peur. Il est merveilleux pourtant de parvenir à éprouver un silence qui ne soit pas mort, un vide qui ne soit pas rien, mais condition de la plénitude ; ce qui, malgré son nom, n'a rien à voir avec l'encombrement.
Le lieu de Dieu n'est pas ce ciel trop haut qui accueille les nuages, pas ce ciel si noir qui accueille les étoiles, car ces cieux-là ne contiennent rien, simplement de l'air puis du vide. Le lieu de Dieu est le corps de l'homme, il n'est pas d'autre lieu où il puisse être perçu, connu, reconnu. Le lieu de Dieu ce sont les cieux repliés dans le corps de l'homme, ces voûtes faites d'os et de chair à l'intérieur, les voûtes du crâne et celles de la poitrine, repliement infini d'une grande surface où son visage serait visible si elle était dépliée ; mais repliée, cette surface où il apparaît constitue notre corps, et l'exploration de ses plis pour enfin voir l'image qu'il contient est la tâche de toute une vie.
Tous les visages humains se ressemblent, on peut les superposer et cela fait un visage. Le visage humain est un paysage, on y devine les tensions et les relâchements, les circonstances vécues qui ont sculpté l'os et la chair, on y voit la vie même de celui qui le porte, ou le possède, ou l'est, sous forme d'une érosion unique qui en creuse les traits, mais on y voit aussi glisser les ressemblances fantomatiques de ceux qui ont donné naissance à celui que l'on regarde, on voit se superposer à un visage d'autres visages plus anciens à qui il ressemble, les parents, les grands-parents, les frères et les sœurs, tout un peuple flottant présent dans les traits du visage, dont on se demande qui c'est, comme un jeu, une quête, une pratique sociale qui commence dès que l'on se penche sur un berceau où dort un nouveau-né au visage rond
Dieu, je ne sais pas exactement ce que c'est ; mais j'en suis tout imprégné. J'ai depuis longtemps, avant même de le savoir, le goût de Dieu. Je suis imprégné de foi, sans image précise de ce à quoi je crois. Mais ceci est agissant, et me donne vie, ceci me donne écoute, ouïe, tact. Ceci m'anime ; et peu importe que l'objet du croire ne soit pas clair ; il n'est pas nécessaire de connaître avec exactitude ce à quoi on croit : c'est une disposition, une ouverture, un élan, un mouvement perpétuel.
Lecture de Alexis Jenni tiré du livre Figures d'écrivains, dirigé par Étienne de Montety.
Découvrez un portrait inédit de la littérature française. La visage, la plume et la voix de 70 grandes figures des lettres réunies pour un cadavre exquis historique.
Pour en savoir plus : https://www.albin-michel.fr/figures-decrivains-9782226436351