PROFESSIONNALISONS LA PARESSE !
«La paresse a toujours été mon point fort. Je n'ai aucun mérite : c'est un don. Peu le possèdent. Les fainéants sont légion, tout comme les lambins, mais un authentique paresseux est une espèce rare.»
Ainsi s'exprime, dès les premières pages de son petit ouvrage
Pensées paresseuses d'un paresseux, le journaliste, comédien, dramaturge, conférencier, romancier et essayiste britannique
Jerome K. Jerome.
Mais la paresse qu'il évoque dans "Idle Thoughts of an Idle Fellow", selon son titre original anglais, «se distingue, nous explique son traducteur et préfacier Caro, de celle, carrément biblique, que les anglophones appellent "sloth", et qui, elle, est un péché, en outre capital - ce qui la rend cousine de la luxure, et donc fichtrement séduisante. La paresse selon saint Jerome est autre, donc : en anglais, le mot idleness renvoir d'avantage à l'idée d'oisiveté, même si l'oisif dont nous parle l'auteur des
Pensées paresseuses d'un paresseux n'est guère un nati : plutôt un oisif démuni, mais dont le dénuement, lié à l'absence d'occupations, rend la pensée vagabonde, légère, ouverte aux quatre vents de la réflexion. le paresseux n'a pas envie de travailler ; l'oisif n'y songe même pas.»
Nous sommes donc très éloigné ici de cette grande chose que révéraient les antiques romains, "l'otium", et qui nous est cause de merveilleuses pages du penseur philosophe
Sénèque, qui l'opposait au "negotium", c'est à dire le fait d'être impliqué au coeur même du monde et de son activité fébrile, tandis que le penseur s'étant retiré dans l'otium pouvait enfin prendre le temps de penser ce monde auquel il imposait ainsi un temps plus ou moins long, plus ou moins définitif d'arrêt.
L'oisiveté de
Jerome K Jerome n'est en rien cela. En revanche, pour échapper à l'ennui qui guette le fainéant, cette oisiveté s'emplit de pensées, plus ou moins fugaces, plus ou moins importantes (mais surtout pas top), point trop dirigées ni trop essentielles, de peur de rejoindre le camp des productifs, par la seule pensée certes, mais devenant ainsi aussi inquiet et frénétique que de vulgaires actifs.
Ainsi, la pensée paresseuse de
Jerome K Jerome ne se contente-telle pas de discourir uniquement de paresse mais aussi d'amour, d'argent - ou plus exactement de dèche -, de cafard - qui pourrait alors être une sorte de Spleen des désargentés, des chiens et des chats ou encore des bébés, qui «ont le génie de faire les choses les plus ridicules, et d'une manière sérieuse et stoïque assez irrésistible.»
Mais derrière le sourire doucereux et parfois légèrement compassé qu'entretient cet humoriste tout en retenue, page après page, (empressons-nous de préciser que l'on ne rit pas aux éclats comme chez un
Mark Twain, ou de délice comme chez un
Jonathan Swift. Quant à l'ironie mordante d'un
Oscar Wilde, nous en sommes fort éloignés) c'est un sentiment diffus de déprime, de noirceur ou plus exactement d'un noyau presque invisible de nuances grisâtres que le rire ne parvient pas à étouffer.
Jerome K Jerome n'obtiendra qu'un hommage d'estime pour cet ouvrage, le premier dans sa longue bibliographie à se faire remarquer. Mais c'est le succès considérable et mérité de
Trois hommes dans un bateau qui assurera la postérité - ainsi que, plus prosaïquement, le confort matériel de l'écrivain -, au point que les
oeuvres antérieures ou postérieures peineront à se faire reconnaître pour ce qu'elles sont : des instantanés décalés et amusés de l'Angleterre de son époque qu'il est encore agréable de lire, sans trop se presser, au coin d'un bon feu. L'hiver arrive, ça tombe bien !