Comme c'est le cas pour les romans de
Don DeLillo,
Carlo Lucarelli,
Hervé le Corre, j'achète toujours le dernier Jerusalmy sans en connaître le thème, et sans avoir lu d'article qui lui serait consacré. Quelque soit le sujet, je sais que je vais apprécier la précision de sa plume, et la concision de son style au service d'une histoire qui m'emmènera dans l'Espagne médiévale, avec
François Villon ou à Tel-Aviv. Ancien élève de l'E.N.S, ancien officier du renseignement, négociant en livres anciens, cet homme est un couteau suisse, et peut nous transporter sous toutes les latitudes et à toutes les époques.
Avec
In Absentia, je ne m'attendais pas à être conduite sans ménagement entre les murs de Natzweiler-Struthof, seul camp de concentration nazi implanté France, en Alsace annexée. Sans préambule, Jerusalmy nous jette dans la fosse aux lions: « Tu gardes les yeux fixés sur ses bottes noires. Elles sentent bon le cuir. Tu prononces les chiffres de ton matricule, un à un, en allemand. La bise venue des collines te glace la nuque. Surtout, ne pas lever la tête. »
Le déporté Pierre Delmain, écrivain et résistant communiste, est chargé d'achever les prisonniers désormais impropres aux expériences scientifiques des « médecins » du Struthof. Passé maître dans l'art d'abréger leur souffrance avec empathie, Delmain pratique une sorte de dissociation pour échapper à la réalité. Il s'évade du camp par l'esprit, et rêve. Lorsqu'un prêtre cistercien, littéralement supplicié par l'un des médecins, le compare à un Hospitalier qui soignait les pèlerins en Terre Sainte, Delmain vaque à ses affreuses besognes et trompe la faim en s'imaginant voyager des châteaux français jusqu'au Mont Carmel.
Saül
Berstein quant à lui, est un esthète, un collectionneur parisien nullement inquiet de la montée du nazisme. Homosexuel et juif, il fuit la réalité de l'Occupation grâce à l'art et à l'abus de mescaline. Mais la vie n'a que faire de la Coupole, de Picabia, et du musée de Cluny. Arrêté, interné à Drancy, déporté à Auschwitz, son parcours le conduit jusqu'à Delmain, et à l'épouvantable anatomiste August Hirt .
In Absentia est le récit d'une rencontre entre deux hommes, et d'un geste, dans un lieu cauchemardesque, avec en toile de fond la collection de squelettes juifs du professeur Hirt, qui voulut créer une représentation anthropologique de la « judéité ».
Je n'aime pas lire les romans sur les camps, exceptés ceux écrits par des auteurs qui ont vécu l'expérience concentrationnaire (Levi,
Semprún, Bialot…) ou qui en ont été les témoins directs (Behm,
Meyer Levin…).
Raphaël Jerusalmy m'a fait changer d'avis. Sans emphase, avec justesse, pudeur, et beaucoup d'humanité, il nous offre un beau roman, dans la brume électrique avec les déportés, pour paraphraser
James Lee Burke. le lecteur se perd d'un univers à l'autre, d'un homme à l'autre, de la réalité la plus triviale, au rêve le plus enchanteur, bringuebalé par
Raphaël Jerusalmy qui entretient la confusion, faisant de nous des acteurs et des témoins de la précarité des vies et de la fragilité d'une humanité plus que ténue. Oppressant, mais nécessaire.