Ce livre s'ouvre sur une citation de
W. Somerset Maugham, mise en exergue. Mon billet ne pouvant que faire de meme, la voici:
La Mort parle : À Bagdad, un jour, un marchand envoya son serviteur acheter des provisions au marché, mais il vit bientôt revenir, blême et tremblant de peur, le serviteur qui lui dit : « Maître, il y a un moment, je me trouvais sur la place du marché et une femme m'a bousculé dans la foule ; or, en me retournant, j'ai vu que c'était la Mort qui venait de me bousculer. Elle a fait vers moi un geste de menace. S'il vous plaît, prêtez-moi votre cheval, afin que je fuie cette cité pour échapper à mon destin. Je galoperai jusqu'à Samarra et la Mort ne m'y trouvera pas. » le marchand lui prêta son cheval et le serviteur le monta, lui enfonça ses éperons dans les flancs et s'éloigna au grand galop. Alors, le marchand descendit jusqu'à la place du marché et, lorsqu'il me vit, debout dans la foule, il vint à moi et me demanda : « Pourquoi as-tu fait à mon serviteur un geste de menace en le rencontrant ce matin ? – Ce n'était pas un geste de menace, répondis-je, ce n'était qu'un sursaut de surprise. J'étais très étonnée de le voir à Bagdad, car j'ai rendez-vous avec lui, ce soir, à Samarra. »
Tout est dit. le lecteur sait d'avance que ca va mal finir pour Julian English, le pitoyable heros de ce roman. Il a fait une connerie, oh pas une grosse, mais il se monte la tete quant aux consequences, qu'il amplifie au fur et a mesure que se deroulent les quelques jours decrits dans ce roman. C'est pourtant un commencant prospere, un membre de la “good society" de Gibbsville, petite ville des environs de Philadelphia, et un des piliers de son Lantenengo country club (c'est bien connu, les gens riches ne font pas partie de “la societe des riches" mais de “la haute societe", ou ce qui est encore plus significatif, donc mieux, “la bonne societe". Mais tout langage reste prudent, et les moins riches ne seront quand meme pas estampes "mauvaise societe"). Il mene une carriere sereinement prometteuse et forme un beau couple, envie de beaucoup, avec Caroline, quand il entreprend son road-trip vers l'autodestruction, qui le menera au suicide. Chronique d'une mort annoncee par un dry martini.
C'est un fait-divers? Oui, mais aussi un cas de figure. Pour l'auteur, John O'hara, c'est la societe americaine, telle qu'elle s'est developpee dans les annees 30 du siecle dernier, qui peut amener, peut-etre meme qui implique, l'autodestruction de l'individu. Surtout dans les petites villes provinciales comme Gibbsville (qui ressemble etrangement a Pottsville, ou O'hara est ne), ou tout le monde ou presque se connait, s'epie, se juge. Ce livre est a mon sens un requisitoire contre une societe ou c'est par l'avoir, bien sur, mais tout autant par le paraitre, qu'elle jauge l'humain. En une prose sobre, une ecriture serree, seche et realiste a la
Hemingway, O'hara accuse. Preuves en main, c'est a dire par une accumulation de details. Il rejoint dans cette veine de grands ecrivains de l'epoque,
Dos Passos, Steinbeck, Sinclair Lewis qui les a precedes, et d'autres qui ne me viennent pas en ce moment a l'esprit (ils me pardonneront).
Une accumulation de details qui permet au lecteur de se representer cette petite ville, les differents quartiers des differentes classes sociales, qui se cloisonnent en alimentant des stereotypes meprisants; les tensions entre les differentes communautes religieuses, qui se disputent les ouailles; et enfin, un peu en retrait, la petite maffia de bootleggers dependant de la grande ville voisine, Philadelphia.
Et une accumulation de dialogues et de pensees qui annoncent, signalent, ponctuent, persistent, ne laissant aucun doute au lecteur, au cas ou il aurait ignore la citation en exergue, au cas ou il se serait fait des illusions: le rendez-vous sera honore, comme fixe d'avance, la rencontre aura lieu, comme convenu. Avec la mort.
C'est le premier livre publie par O'hara, un ecrivain peu connu hors d'Amerique. Il parait que c'est son meilleur. En tous cas, 85 ans apres sa parution, avec l'asperite de ses descriptions et ses dialogues alertes, il n'a rien perdu de sa force, il reste d'actualite, en Amerique et ailleurs. A decouvrir ou redecouvrir.