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EAN : 9782848054568
200 pages
Sabine Wespieser (25/08/2022)
  Existe en édition audio
4.18/5   1071 notes
Résumé :
Dans un village des montagnes valaisannes, Jeanne grandit en apprenant à éviter et à anticiper la violence de son père. Sa mère et sa soeur aînée semblent résignées tandis que les proches se taisent. Après le suicide de sa soeur, Jeanne, devenue institutrice, s'installe à Lausanne. Peu à peu, elle se construit, s'ouvre aux autres et s'autorise à tomber amoureuse.
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Critiques, Analyses et Avis (237) Voir plus Ajouter une critique
4,18

sur 1071 notes
Ancienne blogueuse devenue journaliste sur le tard, Sarah Jollien-Fardel livre ici un premier roman percutant, déjà couronné du Prix Roman Fnac 2022 et également candidat au Prix Goncourt 2022.

Jeanne, la narratrice de cette histoire a grandi dans le canton du Valais, dans un petit village montagnard, en compagnie d'un père cruel et violent qui martyrise quotidiennement sa femme et ses deux filles. Malgré ce père abusif et des villageois, dont le médecin de famille, qui ferment volontiers les yeux sur les traces de coups et autres dégâts causés par ce patriarche chauffeur routier porté sur la boisson, Jeanne parviendra à s'extraire de son milieu, à quitter sa région natale et à se construire une nouvelle vie…

Tout bon père de famille est sensé donner des racines, des ailes et une bonne dose d'amour à ses enfants. Dans le cas de Jeanne, l'envol s'avère beaucoup plus périlleux car les racines sont totalement pourries, les ailes entièrement brisées et même l'amour-propre a pris des sérieux coups au fil de cette enfance meurtrie. Des trois femmes soumises à la violence de ce monstre, elle sera d'ailleurs la seule à parvenir à s'extraire de l'enfer…Mais dans quel état ? Certaines plaies ne cicatrices malheureusement jamais, obligeant de grandir marqué à vie par les traumatismes de l'enfance. Peu importe la distance qu'elle met entre sa nouvelle vie et cette enfance détruite, l'horreur ne cesse de la rattraper, de la couvrir de honte, de culpabilité, de tristesse et de colère. Outre le portrait d'une femme totalement cabossée, Sarah Jollien-Fardel dresse également celui d'une région de montagnards taiseux, à une époque où le silence ne se brisait pas encore à coups de hashtags MeToo…

Bénévole dans une association d'aide aux femmes battues, l'autrice nous cueille dès la première phrase, nous oblige à prendre cette narratrice par la main et à partager son calvaire au quotidien, tout en levant très vite le voile sur un passé ravagé par des mots et des scènes d'une violence insoutenable. À l'aide d'un style direct et d'une justesse incroyable pour un premier roman, elle donne la parole à cette femme broyée par la vie, qui partage sa douleur au fil d'une narration qui retentit comme un appel à l'aide, un long cri de détresse dont l'écho résonne encore dans ces montagnes où tout a commencé…

Malgré quelques scènes de tendresse plus lumineuses et à l'inverse de l'excellent « Vers la violence » de Blandine Rinkel qui, abordant les mêmes thèmes, permettait tout de même au lecteur et à l'héroïne de se relever au fil des pages tout en constatant les dégâts de l'enfance, cet ouvrage laisse beaucoup moins de place à l'espoir, mettant le lecteur définitivement KO.
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Un roman coup de poing. Un texte d'une grande force qui sonne juste. Bien que le thème des violences intrafamiliales et de l'enfance brisée soit un peu éculé et malgré la noirceur du roman où les malheurs s'accumulent, l'intensité de la narration, l'épaisseur des personnages et l'écriture percutante, vive, rattrapent cette surenchère.
Ce récit a été écrit avec une sensibilité à fleur de peau.
« Je n'avais pas trente ans, j'étais en guerre. Depuis toujours. Pour toujours ». Cette colère tenace Jeanne la tient de son enfance détruite par la violence de son père, un tyran alcoolique maltraitant envers sa femme et ses deux filles.
Dans leur village montagneux du Valais, en Suisse, ces dernières se sentent prisonnières de la maisonnée où la peur domine « il a confisqué toutes nos allégresses. Il a massacré toutes nos jouissances ».
Continuellement en alerte, elles épient les réactions de ce monstre qui «a le pouvoir terroriste de moduler l'air et l'ambiance ». Jeanne n'aspire qu'à quitter « ce trou pestilentiel» où personne ne leur vient en aide, pas même le docteur de famille, ce lâche, qui sait mais ferme les yeux. Elle finira par fuir et s'installer à Lausanne où elle se régénère près du lac Leman, symbole de son exil, avec l'espoir de se laver de son passé. Apaisée Jeanne n'en reste pas moins tourmentée d'autant qu'une série de drames viendra entacher sa convalescence et raviver sa culpabilité. C'est un roman émouvant sur la difficulté de la résilience, les actes irrémissibles, sur les séquelles des traumatismes et l'héritage de la violence « Mon passé, que je m'acharne à répudier, me saute à la gorge ».
Ce n'est pas une victime ordinaire car elle a hérité une partie de cette brutalité « comme si l'ombre de mon père se terrait encore en moi ».
Elle cherche une issue mais « tout conflue vers lui ».
Racornie, les abus inscrits dans son corps et son esprit altèrent sa relation aux autres et son image dégradée des hommes la pousse vers des aventures avec des femmes jusqu'à sa rencontre avec Paul qui réveillera un début de pulsion de vie.
Il y a des passages sublimes et poignants sur l'amour, le deuil mais aussi le désespoir.
Un roman puissant et percutant.
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" Ma préférée". le titre par lui même est assez intriguant, et la quatrième de couverture m'ont incité à découvrir cette histoire.
Un roman hors norme et des personnages hauts en couleur.
J'ai trouvé la lecture assez perturbante, il n'est assez commande de traiter un tel sujet. L'histoire est oppressante, suffocante, d'une noirceur extrême. L'auteure nous entraine dans un univers de maltraitance, d'humiliation quotidienne, et une violence conjugale sans limite. Un homme qui utilise sa femme de pushing ball, il déverse toute sa haine , envers elle., ses deux filles sont continuellement rabaissée.
Trois femmes, qui évolue dans un univers malsain, une femme , une mère qui fait tout son maximum pour protéger ses enfants . Un moment de répit lorsque cet être abject , routier de métier, part. Un répit de courte durée ,il rentre ivre mort, sa meilleure amie est sa bouteille ,d'alcool. Ce dernier a eu un acte de violence envers une de c'est fille, et nous découvrons la mentalité des personnes de l'entourage qui ferment les yeux; ainsi que le médecin ,aucune aide, chacun pour soi, taire la vérité.
La narratrice Jeanne décide de quitter le foyer familiale, partir loin, le plus loin possible, mais aucune distance ne pourra faire oublier cette enfance de malheur; Un espoir traverse son chemin , elle peut reprendre ses lectures, un échappatoire , une sorte de renaissance. Emma sa jeune soeur, décide de partir à la découverte d'un autre monde, mais elle n'aura pas la même chance de Jeanne, elle tombe dans la prostitution , elle préfère se suicider, le passé rattrape Jeanne.
Un petit village où les ragots vont bon train, tout le monde connait la vie de tout le monde, au lieu de fermer les yeux, Auront-ils pu sauver le vie de ses trois femmes?
Nous sommes loin des contes de fée, où tout est beau , une vie merveilleuse loin des malheurs des autres.
L'auteure nous raconte la destruction psychologique du destin de trois femmes.
Je stoppe là pour ne pas spoiler l'histoire.
Je ne sais pas si j'ai ressenti de l'empathie ou de l'apathie pour les personnages j'ai eu un peu du mal à comprendre leurs émotions. Chaques protagonistes de cette histoire ont un rôle crucial , ce qui pimentent le suspens.
L'auteure nous capte dés le début jusqu'au final. Elle ne tergiverse pas nous plante le décor , ce milieu malsain, j'ai eu un sentiment de voyeurisme, de mal-être ,une incapacité de venir en aide , une sentiment de frustration.
L'écriture du roman est percutante, glaciale, terrifiante . La lecture est perturbante, je ne me suis pas sentie à l'aise. L'auteure utilise les justes mots , là où il faut pour nous décrire en profondeur cet enfer.
Un thématique maitrisée à la perfection, nous ressentons cette douleur, cette vie brisée, mais saupoudrée d'un brin d'espoir, voir une lumière au bout de ce chemin.
Un livre court, des chapitres courts, des phrases courtes, ce qui donnent une puissance au récit. Un roman clair, net et précis.
Un livre que nous avons du mal à lâcher, un livre tellement réaliste, que nous avons du mal à dire que c'est une fiction. Un roman qui nous prend aux tripes, on ne peut pas sortir indemne d'une telle lecture.
Comment se sortir de cet enfer?
Peut-on pardonner?
Un livre qui nous laisse dans le questionnement.
Un premier roman et une véritable réussite.
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Tendu, de la première à la dernière page.
Battues dès les premières lignes. Jeanne, Claire sa mère, Emma sa soeur.
Tout au long du roman je suis resté en première ligne. En apnée. Émotion sur émotion.
Ce roman est un cri, un hurlement. Urgent.
Presque un témoignage, une déposition de manque d'affection sans guérison.
Je lis l'intimité de la cruauté paternelle. Un chapitre, une claque.
Les mêmes séismes après chaque point, comme des répliques de tremblements de terre.
Des tremblements à taire. Ne rien dire. Secousses de lâches.

Jeanne, sa vie, enfouie. « Je découvre ce que mes parents auraient dû me donner : une identité.
La mienne, je l'ai créée, pleine de haine et de pourriture. »

L'auteure m'entraine dans les violences du Valais par une tragédie qui me fait suffoquer.
Je ne suis pas préparé à affronter la brutalité dans ce canton Suisse de toute beauté que j'affectionne pour assidument le fréquenter où règne pour moi une enveloppante quiétude et où il fait si bon respirer et profiter d'un climat généreux et d'un environnement admirable.

« Parce que je ne vis plus là, parce que j'ai renié ma famille et mon passé, je peux, enfin, inventer mes origines et peut-être aimer ces attaches que j'avais laminées avec hargne et colère. »

Le lac Léman récure. Y nager chaque jour l'été est un cadeau du ciel.
Jeanne crawle avec ses sentiments : La duplicité, la loyauté, la culpabilité, l'humilité, la haine.

« Je suis la fille vide qui regarde son père mourir. » Je conçois tellement.

Ne pas pouvoir rendre l'amour que l'on n'a pas reçu.
Ne pas savoir échanger le malheur contre le bonheur.
Avoir trop peur de se réfugier ailleurs que dans sa jeunesse pourrie.

A lire, vite.

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De ma terrasse où je viens de passer un après-midi bouleversant au soleil à la lecture de Sa préférée, je lève les yeux sur Vercorin et son tour du mont, à la recherche d'une sérénité perdue l'espace d'une lecture.
Vercorin.... Son calme, ses couleurs, sa beauté, ses habitants, son Margueron et son téléphérique, son église et ses mazots.
Vercorin... Ses parapentes colorés qui titillent ma soif de liberté chaque matin et en toute saison.
Vercorin... Havre de paix dans lequel Jeanne, la narratrice, puise quelques forces pour tenter de trouver l'équilibre qui lui a toujours fait défaut.
Vercorin... comme Valais, personnage principal de ce premier roman, son caractère rude, franc, vrai, tortueux et tellement ancré dans sa terre, dans son terroir.

L'histoire principale ne se passe pas dans cette vallée d'Anniviers. Elle habite la vallée d'à côté. Les rencontres y sont pourtant les mêmes. Les familles cabossées hantent les mêmes lieux. Les ragots se murmurent au détour des sorties de messes. Les secrets se terrent. Et le silence règne. Terrible. Terrifiant.
Les appels au secours d'une enfant ne sont pas suffisamment dérangeants pour que les adultes osent sortir de leur petite vie tranquille ou misérable, épanouie ou hypocrite.
Un enfant, ça se tait. Ça ne sait pas. Ça ne doit pas faire trembler les adultes.
Du moins, c'était avant !
Car aujourd'hui le Valais a changé. Ou la société. Ou les deux. le silence a été rompu. L'heure est à l'entraide, à la dénonciation, à la solidarité ou à l'accusation. du moins, c'est ce que je veux bien croire.

Le silence pourtant est bien là, au plus profond de mon âme, au moment de refermer ce coup de poing littéraire qui m'a chahutée, secouée, terrassée.
Je n'ai absolument pas réussi à prendre de la distance avec cette histoire dramatique, ses personnages si singuliers et pourtant si universels. J'ai plongé au coeur de l'horreur me projetant des dizaines d'années en arrière. Et si, en tant qu'amie, qu'écolière, que co-équipière je n'avais pas su voir des appels au secours ? Et si j'avais ouvert plus grand mes oreilles aux murmures feutrés des confidences ? Et si j'avais accepté d'être dérangée dans ma petite vie bien tranquille ?
Comme Sarah Jollien-Fardel, je suis Valaisanne, fière de mes racines et terriblement consciente des secrets hantant les fonds de vallée.
"On l'envoyait à l'alpage. Mais on savait exactement ce qu'il se passait là-haut avec le berger. Personne ne disait rien. C'était comme ça." m'avait confié un collègue un jour autour d'un café. Et moi d'oublier de déglutir.

Sa préférée ne laissera personne indifférent.
L'écriture percutante de l'auteure, sa volonté de percer les mystères, de décrire l'innommable, de relier les décennies, de secouer les bonnes consciences nous emmènent loin au pays des émotions, des bouleversements, des remises en question, des doutes et des silences.

Ajoutez à cela son amour pour une terre, pour son Valais natal, et vous aurez, je l'espère, le Prix Goncourt 2022.
C'est tout ce que je souhaite à cette auteure si talentueuse.
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critiques presse (6)
LaCroix
21 décembre 2022
Récit à la fois glaçant et lumineux sur l'impossibilité de vivre sous la coupe d'un père hideux, « Sa préférée », de Sarah Jollien-Fardel, a été récompensé par le premier prix Goncourt des détenus, jeudi 15 décembre, et par le prix du roman Fnac, le 8 septembre.
Lire la critique sur le site : LaCroix
Elle
03 octobre 2022
Un scénario rocambolesque pour cette quinquagénaire à la voix juvénile, devenue journaliste sur le tard, après avoir été repérée sur son blog mode.
Lire la critique sur le site : Elle
LePoint
16 septembre 2022
Sarah Jollien-Fardel, qui remporte le prix du Roman Fnac, dont « Le Point » est partenaire, met en scène une narratrice à l’enfance détruite.
Lire la critique sur le site : LePoint
LeFigaro
08 septembre 2022
Respectant les codes de la narration fictive, l’écrivaine s’est attachée à faire vivre une suite de personnages bons et mauvais, heureux et malheureux.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
LeMonde
08 septembre 2022
Un homme violent fait de la vie de son épouse et de ses filles un enfer. « Sa préférée », de Sarah Jollien-Fardel, premier roman remarquable.
Lire la critique sur le site : LeMonde
LePoint
08 septembre 2022
Son remarquable premier roman, « Sa préférée », met en scène une narratrice hantée par son enfance détruite. Une œuvre brusque, déchirante.
Lire la critique sur le site : LePoint
Citations et extraits (187) Voir plus Ajouter une citation
De mes quinze mille jours, combien disent l’espérance de la vie ? Combien en ai-je retenus ? Tout me ramène dans cet endroit que j’ai fui. Alors que maintenant je pourrais tourner la page, vivre sans la peur, ne plus sursauter à chaque bruit, chaque appel téléphonique, chaque éclat de voix, car il n’est plus là. Il est toujours là. Et des milliers de pages lues et des centaines de chansons ? Qu’est-ce que je retiens ? Si peu. Alors je sais. Je sais que je n’ai jamais trouvé de sens. Je n’ai pas fait semblant, j’ai vécu un jour derrière l’autre sans qu’aucun ait pu effacer la peur et la rage de mon enfance. Ce n’est pas grand-chose pourtant, une enfance. Mais c’est tout ce qui subsiste pour moi. Je ne sais pas me réfugier ailleurs.
Je sais que rien ne m’émeut jusqu’au bouleversement, jusqu’à déliter ma colère. Que les fondations de mon enfance ne sont pas assez solides pour que je tienne debout. Je pense à la terre des jardins qu’on retourne au printemps, à ce que disaient les vieux du village : « Y a pas moyen, t’as beau rajouter du fumier, ça prend pas. La terre n’est pas bonne. »
Je ne suis pas bonne. Ça prend pas. Mauvaise terre, mauvaise graine.
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(Les premières pages du livre)
Tout à coup il a un fusil dans les mains. La minute d’avant, je le jure, on mangeait des pommes de terre. Presque en silence. Ma sœur jacassait. Comme souvent. Mon père disait «Elle peut pas la boucler, cette gamine». Mais elle continuait ses babillages. Elle était naïve, joyeuse, un peu sotte, drôle et gentille. Elle apprenait tout avec lenteur à l’école. Elle ne sentait pas lorsque le souffle de mon père changeait, quand son regard annonçait qu’on allait prendre une bonne volée. Elle parlait sans fin. Moi, je vivais sur mes gardes, je n’étais jamais tranquille, j’avais la trouille collée au corps en permanence. Je voyais la faiblesse de ma mère, la stupidité et la cruauté de mon père. Je voyais l’innocence de ma sœur aînée. Je voyais tout. Et je savais que je n’étais pas de la même trempe qu’eux. Ma faiblesse à moi, c’était l’orgueil. Un orgueil qui m’a tenue vaillante et debout. Il m’a perdue aussi. J’étais une enfant. Je comprenais sans savoir.
C’étaient invariablement les mêmes scènes. Il rentrait après sa journée sur les routes. Il empestait l’alcool. S’il s’asseyait au salon dans le canapé en cuir décrépit, s’il s’endormait, on savait alors que nous serions, toutes les trois, en paix pour quelques heures. S’il posait son corps massif sur une chaise de la cuisine, s’il prenait un couteau pour ouvrir des noix ou pour trancher un morceau de ces fromages qu’il faisait vieillir dans la cave au sol terreux, on n’y couperait pas. C’était d’une banalité désolante. Un scénario usé jusqu’à la corde, où chacun jouait le rôle qui lui était prédestiné. Personne n’avait le recul du spectateur. Nous étions tous les quatre embarqués dans la même valse, où chacun posait les pieds au bon endroit. Nous n’avions ni la conscience, ni l’imprudence de risquer un autre pas.
Ça pouvait être la viande filandreuse du ragoût, un clou de girofle de trop, une feuille de laurier trop dure, une carotte trop cuite, des oignons coupés trop gros. Ça pouvait être la pluie ou la chaleur étouffante de la cabine de son camion. Ça pouvait être rien. Et ça démarrait. Les cris, la peur, la vulgarité des mots, un verre contre un mur, une claque sur le visage de ma sœur ou de ma mère. Je courais sous la table, je fixais le mouvement des pieds dans cette danse familiale trop connue. Parfois, ma mère tombait devant moi, lovée en boule sur le sol. Ses yeux criaient la peur, ses yeux criaient «Pars», je détalais sous mon lit. Regarder, observer. Jauger. Rester ou courir. Mais jamais, jamais boucher mes oreilles. Ma sœur, elle, plaquait ses mains sur les siennes. Moi, je voulais entendre. Déceler un bruit qui indiquerait que, cette fois, c’était plus grave. Écouter les mots, chaque mot : sale pute, traînée, je t’ai sortie de ta merde, t’as vu comme t’es moche, pauvre conne, je vais te tuer. Derrière les mots, la haine, la misère, la honte. Et la peur. Les mots étaient importants. Je devais les écouter tous. Et leur intonation aussi. A force de scènes, j’avais réussi à distinguer s’il était trop aviné ou trop fatigué pour aller jusqu’au bout, jusqu’aux coups. S’il allait s’épuiser ou s’il avait la force de pousser ma mère contre un mur ou un meuble et de la frapper.
Je sentais aussi le miel bon marché qu’il ajoutait aux tremolos. Ceux-ci étaient terribles. Et je ne sais pas pourquoi, ni comment, ma mère et ma sœur pouvaient être endormies par cette fausse douceur. Croire qu’ils n’étaient pas, eux aussi, un prélude à sa haine. Elles croyaient, elles espéraient surtout que, ce soir-là̀, nous passerions outre. Peut-être c’était pire encore de savoir. J’avais l’impression d’être sa complice. J’anticipais en prétextant des devoirs à finir pour m’éloigner. Ou je débarrassais à toute vitesse la table, afin qu’elle soit libérée des objets qu’il pourrait nous balancer à travers la figure. Le pire, c’étaient les bouteilles. Il les faisait valdinguer contre les murs, il fallait se courber pour éviter leur trajectoire. Je craignais le poids de la carafe en émail dans laquelle maman préparait le sirop. J’avais réussi à voler un pot en plastique dans un grand magasin. Nous faisions les courses, elle et moi. A la racine des cheveux, ma mère avait la tempe cousue à cause d’un éclat d’une satanée bouteille, une mauvaise chute, avait-elle dit au docteur. Ses cheveux, je les trouvais merveilleux. Lisses et épais. Pas comme les miens. J’adorais les caresser, je me blottissais contre elle lorsqu’elle tricotait ou lisait. J’entortillais une de ses mèches aux reflets caramel autour de mon index. Ma chevelure n’avait pas de nuances, elle était foncée, terne, trop raide. Emmêlée, jamais brillante. Parfois, le nez contre ses cheveux, je respirais leur odeur en fermant les yeux. Elle me disait timidement d’arrêter. Elle était gênée que je puisse la trouver belle.
Au centre commercial, j’avais usé de manigances pour qu’elle achète ce pot en plastique à neuf francs nonante qui ne nous blesserait pas s’il le balançait sur nous. C’était trop cher, car il contrôlait chaque franc dépensé. Elle avait refusé. Deux jours plus tard, alors qu’elle m’avait envoyée chercher du beurre et de la polenta, j’avais réussi à voler et à planquer le pichet dans mon sac à dos d’écolière. Je transpirais, j’avais le cœur en pagaille à la caisse, mais j’avais réussi. Quand je l’ai posé sur la table en bois, griffée par la violence de mon père, bien droite, je l’ai regardée dans les yeux. «Tu l’as payé comment ?» J’avais prévu la combine, m’étais arrêtée en route, l’avais sali avec de la terre, rayé avec un petit caillou, puis rincé au bassin du village. «C’est la mère de Sophie qui le jetait, je lui ai dit que j’en cherchais un pour faire de la peinture, alors elle me l’a donné.» Ce moment où vous dites un mensonge. Cet instant suspendu, une fraction de seconde. Ça bascule dans un sens ou dans l’autre. Je savais manier le regard, le tenir sans faillir, l’enrober d’innocence. J’écartais bien les yeux et étirais mes lèvres dans un faux sourire fermé. Ça marchait toujours.
Comme ma mère et ma sœur se ressemblaient physiquement, mais aussi par leurs réactions, avec le temps, j’ai pensé que, si je n’étais pas comme elles, je devais forcément être comme lui. Sinon, comment expliquer qu’il baissait les yeux lorsque je le fixais sans broncher, qu’il ne me frappait jamais autrement qu’en me tirant les cheveux. Ni gifle, ni m’attraper par les épaules comme il faisait avec elles en les secouant comme des pruniers. Une seule fois, il a franchi le pas.
J’étais assise à la table de la cuisine. C’était un dimanche en fin de journée. Il était parti, comme tous les dimanches après le repas. On ne savait pas ce qu’il faisait de ses après-midi dominicaux. Ça m’intriguait, ces heures loin de la maison. Il allait où, avec qui ? J’interrogeais ma mère, elle se dérobait par une banalité ou une autre question : «On est pas bien, toutes les trois ?» Je le fuyais, mais, en même temps, tout tournait autour de lui. Puisqu’il avait le pouvoir terroriste de moduler l’air et l’ambiance, j’étais en permanence obsédée par lui. Ma mère cuisinait un coujenaze. Une recette humble de chez nous. Des pommes de terre et des haricots, qu’il fallait cuire à petit feu jusqu’à ce que l’eau s’évapore entièrement. Tout se mélangeait alors sans former une purée. Les haricots devenaient tendres, les patates fondantes. Ma mère cuisinait avec un rien. Parce qu’elle n’avait rien, elle grappillait des centimes où elle pouvait. Mais jamais la mitraille qu’elle trouvait dans les poches des pantalons de mon père avant de les laver. Rien n’était gratuit avec lui. Il l’avait giflée pour cinq centimes laissés délibérément sur la table. La chair des poulets était raclée, les os recuits pour un bouillon. Il lui arrivait souvent de demander un crédit à la gérante du petit commerce villageois. Mon père achetait un cochon par an. «C’est bon pour les truies», il disait.
Ce dimanche, dans la cuisine crépusculaire, je dessinais un tigre ou, plutôt le buste d’un tigre bonard et pas dangereux pour un sou. Une bouille tachetée, une casquette jaune et rouge, un pull bleu. J’avais plié les feuilles en deux, puis agrafé le long de la pliure. Dans ce livret bricolé avec ma maladresse enfantine, une histoire imaginaire dont je n’ai pas gardé de souvenir précis. Je ne me rappelle que l’exaltation de disposer un mot après un autre. Ce n’était même pas compliqué. C’était être loin de cette maison. J’avais adoré ces heures, les jours précédents, à plat ventre sur mon lit, quand les phrases s’étaient nouées d’elles-mêmes, jusqu’au point final. Une émotion ardente qui ressuscite à chaque fois que j’y pense. Ces mots connus de tous, arrangés à ma sauce, accolés à un adjectif plutôt qu’à un autre, formaient ce truc qui n’existerait pas sans moi. Ce n’était pas de la fierté́, c’était une joie solitaire avec un pouvoir magique immense : m’extirper de ma vie.
Il regarde par-dessus mon épaule alors que je peau- fine ce félin de gosse. Je n’avais aucun don pour le dessin, mais il fallait bien une couverture pour mon livre ! Je ne sais pas ce qui l’a attendri. Mon laisser- aller innocent – courbée, bras à l’équerre en train de colorier – ou alors l’odeur du repas, ou l’ambiance de la maisonnée, ou cette vision idéalisée de la famille au moment où il a pénétré dans la cuisine et qu’il nous a vues, ma mère et moi. A moins que ce ne fût-ce qu’il avait vécu durant son après-midi. Je ne sais pas, mais il a posé sa main large et calleuse sur mon crâne. Je me suis raidie d’un coup, sur la défensive.
«Tu fais quoi ?
– Ben, tu vois bien.
– Arrête de faire la maligne avec moi.»
Il retire sa main.
Je savais qu’il ne fallait jamais se risquer à le provoquer, mais, cette félicité-là, il ne la gâcherait pas. Ni le bonheur dense de fignoler cette historiette que je voulais montrer à ma maîtresse dès le lendemain.
Avec un ton hautain, aussi péremptoire que je pouvais l’adopter du haut de mes huit ans, j’ai osé :
«Un tigre, cher ami.»
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J'aurais tout donné pour me nourrir de réminiscences heureuses. Repenser, la joie au cœur, à cette gommette coccinelle qui avait ensoleillé le visage de maman, à l’écureuil qu'Emma et moi avions essayé de capturer, en vain, durant un après-midi entier, à Paul endormi contre mon dos, à mon corps plongé dans l'eau vivace du lac Léman alors que le ciel est prêt à imploser de rouges, aux baisers sur le front, au temps arrêté devant un coucher de soleil ahurissant à Querceto avec Marine, à cet inconnu qui dit merci avec un sourire, à l’eau turquoise du lac de Moiry, aux errances sur les bisses, aux terrasses, aux soirées, à Nina Simone ou à L'Homme qui plantait des arbres, que j'avais relu mille fois. À la place, infuser dans les limbes de mon chaos. Demeurer dans cette destructrice intranquillité. Je ne m'en arracherai pas. p. 195-196
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Ce dimanche de mai. J'aime ce mois qui ponctue pour un temps les nuits interminables. J'aime l'espoir qu'il amène avec ses journées qui s'étirent gentiment. J'aime les odeurs qui pépient sous chaque brin d'herbe. J'aime la fertilité qui point, les tulipes et les gentianes en grappes, le muguet qui essaime partout. J'aime la majesté des pivoines charnues qu'un orage peut saccager en quelques minutes. J'aime les amabilités encore tendres du soleil. J'aime devoir enfiler un pull le soir, mais rester dehors quand même.
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À aucun moment,je ne l'ai touché. Enfin le départ.
Marine se penche pour embrasser ses joues.Je reste debout à ses pieds empantouflés.Il me regarde avec une tristesse terrible.Il sait que son heure point.Avec ses croyances,l'enfer l'attend.Ou alors,malin comme il est ,son repentir de chien battu,ses déclarations d'affection pour ma mère ne servent qu'à le laver de ses pêchers. Dieu pardonne .Pas moi.
《 Ciao》 ,je dis.
Il m'attrape le poignet ,il m'importe du regard.Pitié!Pas ça. Il va chialer en plus ,il parle si péniblement, je suis exaspérée d'avance de sa probable litanie.
《 Je sais que tu me déteste. Mais moi je t'aime》-- une pause et puis : 《 Pardon》.
J'ai entendu le hoquet de Marine, derrière mon dos ,qui r avalait des sanglots.Filmé ça aurait filé la chiale à n'importe qui.Je ne suis pas n'importe qui.Je suis la fille de ce monstre je suis la femme qui trompe ,je suis la femme qui a frappé, je suis la femme sèche de l'intérieur, je suis la femme aux entrailles pourries ,je suis la fille qui n'a sauvé ni sa mère ni sa soeur,je suis la fille vide qui regarde son père mourir, je suis la femme qui n'écoute pas sa compagne lui dire :《 Fais la paix》.
Je suis la femme sans rémission.
Je l'ai regardé ,non pas regardé,toisé.Il y avait une pointe d'émotion et de peur dans mon ventre.Je l'ai regardé encore.
Je lui ai craché au visage.( Page 187).
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En 2020, le festival Oh les beaux jours ! a répondu à la proposition du Barreau de Marseille de créer un prix littéraire récompensant un auteur dont le livre (fiction ou non-fiction) traite d'un sujet en lien avec les préoccupations professionnelles ou éthiques des avocats : sujet de société, famille, travail, environnement… Chaque année, un comité de sélection composé d'avocats du Barreau de Marseille et de l'équipe du festival fait une première sélection de six livres, romans et récits, où la fiction côtoie le réel. Le jury, composé d'avocats, se réunit ensuite pour désigner le lauréat ou la lauréate. Cette année, c'est l'écrivain Abel Quentin, lauréat du prix l'an dernier, qui présidera ce jury.
Sélection 2023 – Ceci n'est pas un fait divers, Philippe Besson, Julliard, 2023. – le Coeur ne cède pas, Grégoire Bouillier, Flammarion, 2022. – Les Contemplées, Pauline Hillier, La Manufacture de livres, 2023. – Sa préférée, Sarah Jollien-Fardel, Sabine Wespieser, 2022. – Un homme sans titre, Xavier le Clerc, Gallimard, 2022. – le Colonel ne dort pas, Émilienne Malfato, Éditions du sous-sol, 2022. Le
Le prix, doté de 3 000 €, sera décerné le 24 mai 2023 au théâtre de la Criée, en présence du ou de la lauréate.
Contact presse : Alina Gurdiel alinagurdiel@gmail.com
Le Prix littéraire du Barreau de Marseille est soutenu financièrement par la Société de Courtage des Barreaux.
http://ohlesbeauxjours.fr #OhLesBeauxJours #OLBJ2023 #prixlitteraire @barreaudemarseille527
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