Les Noirs, en revanche, continuent de couler en Méditerranée, repas pour les requins. Jamais ces Noirs-là n'auront été aussi proches de l'Europe que lorsque les Européens mangeront le requin.
La Libye est le plus grand trafiquant d'êtres humains. Certains Noirs parviennent jusqu'en Europe. S'échouent à Lampedusa. S'ils pouvaient jeter un œil sur une carte avant de partir, ils verraient à quel point Lampedusa est minuscule. Le caillou que la botte italienne essaie de renvoyer sur l'autre rive. Ils débarquent et se retrouvent dans un centre de rétention. Ceux-là ont l'apparence d'êtres humains. Ils ont toujours un nom. Bientôt, pourtant, ils deviendront fantômes.
Ainsi peut-être avez-vous reconnu les mots de Rilke. "Mais la peur de l'inexplicable n'a pas seulement appauvri l'existence de l'individu¹." Et ceci encore. Écoutez. "Nous ne sommes pas des prisonniers. Nulles trappes, nuls pièges ne nous environnent, il n'est rien qui puisse nous effrayer ou nous tourmenter. Nous avons été placés dans la vie comme dans l'élément qui nous convient le mieux, de plus une adaptation millénaire nous fait tellement ressembler à cette vie que, si nous restons en repos et grâce à un heureux mimétisme, on a peine à nous distinguer de ce qui nous entoure." Ce n'est pas, selon moi, un excellent texte, mais il compte quelques passages qu'il me suffit de réciter pour que l'étincelle qu'ils produisent me réchauffe les tripes. Rainer Maria Rilke. Il est mort, donc, peu importe. Le langage appartient à la race humaine dans son ensemble. Rilke est mort. Alors moi, qui suis tout à fait en vie, j'en récite quelques phrases lorsque j'ai besoin d'un repas. "Comment pourrions-nous oublier ces mythes antiques à l'origine de tous les peuples, ces mythes où des dragons, à l'ultime moment, se changent en princesses ; peut-être tous les dragons de notre vie sont-ils des princesses qui n'attendent que le moment de nous voir un jour beaux et courageux ..." Hier, j'ai récité cela ...
1. Traduction de Rainer Maria Rilke par Josette Calas et Fanette Lepetit (N.d.T.).
De là-haut, on peut voir la Suisse et l'Autriche. C'est toujours une surprise de constater à quel point on en est proches. On pourrait y être en un claquement de doigts. Et, avec ce claquement de doigts, on mangerait d'autres plats et on réciterait d'autres poèmes.
Sa présence était une présence d'un genre particulier. Elle n'exigeait pas une attention constante. Elle ne parlait pas. Restait au-dedans d'elle-même. Elle consacrait toute son attention à ne pas prendre de place.
"Quand un ferry danois fait naufrage en mer du Nord, c'est une catastrophe. La nouvelle fait le tour du monde. (...)
La forteresse Europe se cadenasse et c'est une tempête de sable qui balaie le continent africain. Mais l'Europe fait semblant de rien. Elle fait semblant de rien, comme l'enfant qui a peur du fantôme sous son lit. Elle préfère compatir, se montrer choquée et horrifiée pour les quelques cinquante vies perdues en mer du Nord. (...) Les Noirs, en revanche, continuent de couler en Méditerranée, repas pour les requins. Jamais ces Noirs-là n'auront été aussi proches de l'Europe que lorsque les Européens mangeront le requin."
Quand on recueille un animal égaré, on ne cherche pas à savoir d'où il vient. Du point de vue du chien et de son sauveur, c'est une bonne chose. Pas de passé sur lequel s'appesantir. Et, sans passé, nulle crainte à voir, nulle ombre menaçante. Chien et sauveur prennent un nouveau départ.