Pierre Jourde écrit ici un pamphlet au vitriol - mais la plupart du temps bien étayé - contre une idéologie dominante dans certaines sphères de la politique, des médias, et de la recherche, qu'on pourrait appeler - mais à notre détriment car ce terme est surtout utilisé par les partisans de cette idéologie, et certains de ses opposants qui, par amalgame, vise à discréditer tout le camp de l'émancipation.
D'une plume alerte, il dénonce les effets délétères de cette idéologie simpliste et victimaire, en nous rappelant fort justement que lorsqu'on a un marteau, tout ressemble à un clou - ou plus exactement aujourd'hui à un mâle blanc cis-hétéro, sur lequel il convient de taper le plus fort possible.
Par courts chapitres, donnant à l'essai l'impression d'une agréable discussion à bâtons rompus - l'auteur est davantage écrivain qu'analyste, et ne se prive pas d'allers-retours, bienvenus car ils enrichissent la réflexion - il montre comment une clique de pseudo-intellectuels rompent l'exigence d'une pensée symétrique et s'ingénient à nous montrer que 2 et 2 ne font plus forcément 4. Par son franc-parler, qui n'est pas sans lui faire prendre quelques risques certainement, Jourde peut ici se revendiquer comme le continuateur d'Orwell ou de Koestler qu'il invoque comme autant d'exemples de voix dans le désert de la pensée idéologisée, à d'autres époques.
L'ouvrage est franc, courageux, il est à lire, et incontestablement il remet les idées en place. Par fidélité à l'amour du contradictoire qui semble animer
Pierre Jourde, on peut néanmoins lui adresser quelques critiques - d'ailleurs en partie irréconciliables contre elles, ce qui témoigne en faveur de l'essai.
Principale critique : il semble exagéré, ou pour le moins anticipé, de comparer le bâillon qu'applique la pensée "woke" aux intellectuels contemporains avec les interdits imposés par les idéologies totalitaires du siècle passé. Certes, une grande partie de la presse, de l'édition, de la recherche en sciences humaines et sociales censure les réflexions qui ne respecteraient pas cette grille de lecture imposée. Mais il reste loisible - luxe que n'avaient pas les Soviétiques, ni les nazis et leurs vassaux - au café du coin, en privé, ou même dans des médias "de droite" et résolument antiwokistes. Finalement ce que critique
Pierre Jourde, c'est moins l'évolution de la société que celle de la frange dominante de la gauche, très puissante dans les milieux intellectuels. Et dans cette gauche-là,
Pierre Jourde, parce qu'il est homme et blanc, a de moins en moins sa place. C'est éminemment problématique - mais moins que de vivre sous Staline ou Hitler.
Deuxième critique, qui en dérive : c'est très bien de dénoncer l'idéologie wokiste, mais encore faudrait-il proposer autre chose. Or
Pierre Jourde, qui plaide pour le bon sens (ce qui est déjà beaucoup) n'apporte pas vraiment de proposition. Il témoigne qu'il a arrêté de croire dans le communisme, et au détour d'une ligne on apprend qu'il est plutôt hostile à la montée en puissance de l'écologie - phénomène qu'il assimile, à tort selon moi, à l'idéologie woke, mais comme il ne développe pas du tout ce point, ça ne vaut pas la peine d'en discuter.
Pierre Jourde critique donc la gauche actuelle, mais que propose-t-il ? L'amour inconditionné des humbles, indépendamment de leur couleur de peau, de leur sexe, de leur âge ? Très bien, mais comment cela marche-t-il concrètement ?
Les trois autres critiques sont de moindre importance, il s'agit plutôt à mon sens d'un manque de rigueur bien excusable dans le cadre de l'écriture d'un essai.
3.
Pierre Jourde échoue à prendre en compte les spécificités de la domination qui s'applique aux femmes, aux minorités sexuelles, aux personnes racisées (je pense, contrairement à lui, que le terme a du sens dans nos sociétés encore majoritairement blanches). Il démontre assez bien que ces spécificités ne sont pas TOUTE la domination (d'abord économique) ni même son pire aspect. Mais tout de même, il faudrait en tenir compte, et il ne le fait pas - ou alors pour condamner en termes très vagues le racisme et le sexisme.
4. A force de critique, il oublie peut-être que les vies valent d'être vécues au-delà des "tyrannies" a) économique et b) "wokiste". Par exemple, quand il compare le sort d'une princesse saoudienne employant des esclaves philippines dans sa résidence de Neuilly, et d'un vieux résistant gaulliste finissant ses jours dans un modeste EHPAD, il a raison de dire qu'il est ridicule de penser que la première est une victime absolue, mais il oublie de souligner que la vie du second est sans doute, à la fin, préférable car elle a eu du sens malgré les injustices. le vieux résistant gaulliste a vécu, pas forcément la princesse saoudienne.
5. Mais ici, cela montre qu'il a peut-être raison, le titre est quand même bien mal choisi. Je m'attendais à un pamphlet épicurien contre la dictature du bien-être, de la forme physique, voire de la "gentillesse", et d'un appel au cynisme. Non ce livre est bien une charge de la vieille gauche face au wokisme, pourquoi ne pas le dire ? Si le choix du titre a été imposé par l'éditeur, alors PJ a peut-être encore un peu plus raison que je ne le croyais.
A lire (et même, avec plaisir).