Citations sur Le Tibet sans peine (24)
À la nuit close, les belles bergères crasseuses, aux longues nattes et aux yeux bridés, se mettent torse nu et se glissent sans plus de façons sous une épaisse couche de couvertures multicolores. Les femmes voilées de l'islam sont à un jour de marche. Je pense à ces jeunes filles, à leur grâce et à leur liberté, leur souhaitant qu'aucun prosélyte du Coran ne monte jamais de la vallée, pour chercher à leur faire regarder leur candeur comme de l'impureté.
Les Ladakhis ne sont plus, dans leur propre pays, que des espèces de Sioux, les vestiges folkloriques d'une culture morte. J'ai pitié de les voir se laisser prendre en photo, tout contents, par des Allemands roses et gras. J'ai pitié de les voir se laisser prendre en photo par moi. Même si je suis famélique. L'Occident aura aussi efficacement anéanti cette culture par la curiosité que, de l'autre côté de la frontière, la Chine par l'oppression. Et notre propre curiosité y aura contribué.
Les panneaux routiers ne reculent pas devant l'humour noir, en hindi et en anglais : Mieux vaut tard que jamais, ou Ralentissez : il reste des places au ciel, ou encore, dans une tonalité plus lyrique : La mort pose ses mains glacées sur les rois de la vitesse, ce qui, compte tenu de notre moyenne, peut également être classé dans le genre humoristique.
J'apprends qu'il s'agit de la cérémonie de réception pour le head lama, qui vient effectuer une visite à Lamayuru. Presque tout le village est là pour l'accueillir, avec une ferveur concentrée. De vieilles paysannes se précipitent vers lui pour recevoir sa bénédiction. Dans presque tous ses détails, reproduits avec une surprenante précision, la scène où le grand lama, accompagné de son orchestre, remet une écharpe jaune à Tintin. Nous aurons voyagé dans une bande dessinée.
On repère Panikhar à sa mosquée couleur jade, insérée dans un creux des montagnes. C'est une oasis au milieu de la roche violette, sur laquelle se détache le vert fluorescent de petits champs circulaires. Des roches cyclopéennes sont restées plantées au milieu, qui les font ressembler à des jardins zen. Des buissons de fleurs d'un rose éclatant bordent les routes. L'eau dévale des montagnes, captée par d'innombrables petits canaux. Mais, dans ce paysage paradisiaque, les hommes ont introduit leur goût de la souffrance et de la soumission. Dans les champs, les femmes effarées, craintives, cherchent à se dissimuler derrière leurs voiles noirs. Quant aux hommes, nous les trouvons entre eux, à la terrasse des cafés, fumant le narghilé.
Un col, d'ailleurs, n'étant jamais qu'un point bas entre deux points hauts, on pourrait estimer, me disais-je, non sans ironie douloureuse, qu'une chaîne de montagnes quelconque est constituée pour moitié de cols (et le reste de sommets).
L'hiver dure huit mois,d'octobre à mai.On ne peut se chauffer au bois,il n'y a pas d'arbres,seulement des buissons et quelques arbustes.On fait brûler la graisse de yack.Le yack est un animal universel.On s'habille en yack,on se nourrit de yack,on se chauffe en yack,on se loge en yack,on se déplace en yack, on décore avec du yack,on fait de la musique dans du yack.
Mes rêves s'épuisent à vouloir revenir à ce qui fut une fois,ils en sont convaincus,la beauté à l'état pur,et qui peut être n'a jamais existé ailleurs que dans leur nostalgie.
Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs.Puis,se retire,et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi,devant cette espèce d'insuffisance centrale de l'âme qu'il faut bien apprendre à côtoyer,à combattre,et qui,paradoxalement,est peut-être notre moteur le plus sûr.
Nicolas Bouvier
P43: "Il est venu faire la manche devant ce restaurant populaire, cahute ouverte sur la rue, où nous nous gavions de riz aux légumes. Lui, pieds nus dans la poussière. Maigre comme on ne peut pas l'être, comme parviennent tout de même à l'être, en Inde, les plus pauvres des pauvres. Des lambeaux de pantalon et de gilet accrochés à ses os. On pouvait compter ses côtes, bien visibles sous la peau brune et plissée. Plus de dents. De longs cheveux pendant sur sa face creuse, celle du spectre des années hippies. Le spectre était français, et devait depuis longtemps avoir vendu son passeport, ses papiers. Il a ramassé nos roupies, la foule l'a repris