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Critique de JessAbs


« Winter is coming : ne plus pouvoir l'entendre, ton morceau, et cette légèreté souriante dans le chagrin. Comme si en lui tu prenais congé, tu te dissipais dans un ciel clair de janvier, et ton sourire. »

Le 17 mai 2014, Gabriel, vingt ans, est mort à la suite de plusieurs mois de lutte contre un cancer du rein. Son père, Pierre Jourde, romancier et critique littéraire, revient sur ces mois et sur la vie de son fils défunt.

Winter is coming est un livre pénible à lire. J'ai mis un temps fou à le finir. Non pas qu'il soit mal écrit,
non pas qu'il soit long, non pas qu'il soit inintéressant, mais tant le sujet est … pénible et lourd. Je l'ai reposé cent fois la gorge serrée, un noeud au ventre, me disant
que non, décidément, je ne pouvais pas continuer et chaque fois je l'ai repris. Et j'en suis venue à
bout, changée.

« Après coup, on ne peut pas s'empêcher de revenir sur les jours d'avant, comme pour prendre la mesure de son aveuglement d'alors. On se regarde ne pas savoir, on se regarde vivre alors que cela n'est pas
encore arrivé, on s'étonne de ce fragile bonheur. Et ce sont tous les moments de la vie, toutes les joies, les naissances, les après-midis dans le jardin,
les journées sur la plage, les histoires racontées le soir aux enfants, les photographies et les souvenirs du passé que vient rétrospectivement infecter de son venin le jour où on a su. Ta photographie d'enfant
joyeux est celle, à jamais, d'un enfant qui va bientôt mourir. »

En commençant ce texte, la première question que je me suis posée est la suivante : comment
peut-on critiquer quelque chose d'aussi intime qu'un père qui se livre sur les émotions ressenties lors de la mort d'un fils ? Je ne vais donc pas m'étendre sur la critique de l'écriture de Pierre Jourde, sur
sa manière ou non de jouer avec les mots. Je vais me focaliser sur ce qui est le coeur de l'oeuvre, le
récit d'un « petit bout » de vie chargé d'émotions. Et puis est-il nécessaire de critiquer Pierre Jourde ? Auteur de tous les genres : romans, essais
philosophiques, théorie littéraire, satires, récits de voyage… et ici (auto)biographie. Il est également
un auteur à l'agenda bien chargé, toujours en route pour un congrès, une dédicace, un concours littéraire ou une conférence. Son oeuvre la plus citée est probablement Pays perdu, également un roman autobiographique, où l'auteur revient sur les terres de
ses origines, sur sa vie avant la ville et en dépeint joliment un tableau peu flatteur et plutôt tragique.

Les deux textes, Pays perdu et Winter is coming sont nés du même processus. L'auteur a d'abord écrit quelques pages au récit dans une revue disparue pour le premier et dans Géographie intérieure aux éditions Grasset pour celui qui nous occupe. Pour ensuite y consacrer tout un roman quelque temps plus tard.

Le récit est une succession de souvenirs non chronologiques qui nous dépeignent un portrait de
Gabriel Jourde, le portrait d'un enfant joyeux, aimé, le portrait d'un adolescent discret, sportif, plein de charme, plein de vie, animé d'une fibre artistique qui s'exprimait au travers des arts plastiques, mais surtout de sa musique électronique.

Pierre Jourde à travers ses lignes donne l'impression de redécouvrir son fils. Il se remémore le temps passé avec lui et il découvre Kid Atlas, l'adolescent populaire dans le cercle artistique qu'il ne soupçonnait pas.

L'auteur revit les événements passés : « A posteriori, tout réinterpréter, tout soupçonner, mais il n'y aura jamais de réponse. » On dirait presque qu'il s'inflige une torture. Se souvenir des moindres détails pour s'en vouloir de ne peut-être pas avoir compris tout
de suite. Se souvenir des moments de bonheur partagé pour s'en vouloir de ne pas en avoir assez profité. Se souvenir des moments de colère pour s'en vouloir d'avoir réagi comme ça. C'est dur. Mais aussi pour nous lecteur. Winter is coming est de ces récits dont on connait d'entrée de jeu la fin tragique. Comment se réjouir avec Pierre et Gazou lors des moments
de rémission ou d'espoir ? Impossible

« Il y a quelque chose de suspect sur la dernière image. Sur le psoas. » Il repart. On dirait qu'il vient de relever une faute de gout, un manquement à la civilité. Quand il a une mauvaise nouvelle à annoncer, le professeur Chaudier a l'air de vous reprocher quelque chose.
C'est curieux. Mais on finit par le comprendre. Prendre l'air désolé, compatissant et compréhensif comme le font certains médecins, ça n'a pas toujours l'air sincère, et d'une certaine manière ça affaiblit les défenses. »

C'est aussi le récit d'un parcours de combattant, celui que doivent affronter chaque jour les malades
dans les hôpitaux, passer d'attente en attente, de salle d'examen en salle d'attente, encore, de médecin en médecin. Pierre Jourde fait également le portrait de plusieurs médecins, l'un froid et professoral, l'autre avenant et familier, chacun intervenant à leur manière pour annoncer l'inaudible sentence.
Chacun à leur manière essaie probablement de rendre l'inaudible acceptable, parce qu'en la matière, il n'y a pas règle, de recette. Chacun essaie à se manière de
rendre les mauvaises nouvelles plus faciles à accepter. Mais y a-t-il moyen d'accepter l'annonce de la mort de son enfant ?

Pierre Jourde n'est pas le premier à écrire sur le deuil et pas le premier à écrire sur le deuil d'un enfant. Écrire pour oublier ? Écrire pour continuer à vire. Écrire la vie de son enfant, de ces enfants,
leurs épreuves, leurs joies, leurs peines pour servir de soutien aux autres qui vivent la même chose,
pour s'aider soi-même à comprendre, pour faire en sorte qu'ils ne tombent pas dans l'oubli.

« Tu as a été, tu n'es plus, et cette contradiction est une
monstruosité. »

Les mots de ces récits résonnent, comme les hurlements de ces parents, frères et soeurs dans les couloirs des hôpitaux, comme la musique de Kid Atlas téléchargée des centaines de fois sur YouTube et autres plateformes de téléchargement en ligne. Cette musique électronique colle très bien au livre, ce sont deux Winter is coming qui dialoguent. C'est le moment somptueux que nous a offert L'Intime Festival en décembre 2017 dernier. Lu par Charles Berling, au
théâtre royal de Namur, Winter is coming a fait l'objet d'une Grande lecture. le public a entendu le
texte du livre, mais pas tout entier. L'équipe du festival a fait une sélection de morceaux choisis et les a assemblés d'une main de maître dans un texte continu d'une heure. La lecture était entrecoupée d'extraits musicaux issus du répertoire de Kid Atlas. Une heure émouvante et poignante où la chair de poule ne m'a pas quitté.

« Winter is coming , ce beau morceau qui te ressemble, sensible et mélancolique, ne plus pouvoir l'écouter. L'hiver est venu. Il finit toujours par venir. Winter is coming, et de cette attente, Gazou, tu as écrit l'air. »

Parfois, pour savoir si j'ai aimé ou non une oeuvre je me demande si je la conseillerais, et là il peut y avoir un niveau de gradation, je peux la conseiller sans restriction à tous ou parfois à certains seulement en fonction de ce que je leur connais comme intérêt culturel. En général ce procédé marche. Mais Winter is coming est l'exception qui confirme la règle. Je l'ai
aimé et je ne pourrais pas le conseiller. Je ne saurais pas à qui le conseiller. Lisez-le, mais ne m'en veuillez pas.

« Nous saurons toujours désormais où tu es. »
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