Il y a quelque temps, à la radio, (
France-Culture pour ne pas la nommer) dans une excellente émission consacrée à
Ulysse, avec Jacques Aubert, éditeur d'icelui dans la Pléiade, édition que j'ai lue pour cette chronique, on disait qu'
Ulysse n'était pas si difficile à lire. Personnellement, je ne l'ai abordé vraiment qu'avec un appareil critique sérieux, justement, celui de la Pléiade. On ne peut pas partir dans cette Odyssée sans un minimum de pistes de lecture voire de connaissances littéraires. Mais d'Adèle van Reeth je garderai cette dernière citation : « On entre dans
Ulysse comme on peut. »
C'est ce que je propose modestement ici. Comme je peux.
Après, que cette lecture soit jouissive, j'en conviens volontiers.
Ecrit à Trieste et à Zurich entre 1914 et 1921, Joyce met donc l'Irlande à distance et règle quelque part ses comptes avec un Dublin qu'il a fui.
Avec
Ulysse, Joyce s'essaie à différentes formes d'écriture, procède par chevauchements, invente un nouveau langage du roman. Les personnages principaux (Bloom et
Dedalus – ce dernier apparaissant dans plusieurs romans de Joyce, semble être une bonne partie de lui-même dans la fiction, à une autre époque, dans un autre espace.) ne sont pas à proprement parler, des héros, comme le
Ulysse de l'Odyssée. Car quelle est l'Odyssée de Léopold Bloom sinon une traversée de Dublin du matin à la nuit ce 16 juin 1904? Quel est l'héroïsme de cet homme sinon d'affronter sa vie corporelle (manger, déféquer, sexe…) et ses contemporains avec tous les malentendus, toutes les distorsions du langage si bien qu'il apparaît, sa judaïté aidant, comme un étranger à son propre pays, un peu comme l'envahisseur anglais :
«Les étrangers, disait le citoyen, c'est de notre faute. Nous les avons laissés entrer, nous les avons amenés. La femme adultère et son amant ont amené ici les Saxons pour nous piller.»
et d'affronter aussi ses vices (sexuels) et sa femme (adultère) qu'il quitte le matin après lui avoir fait le petit déjeuner et qu'il retrouve en fin de parcours dans le lit conjugal comme un éternel retour en proie à ses pensées diffuses.
Justement, Joyce profite de ce roman foisonnant pour faire intervenir et mélanger tous les styles. le plus marquant est justement cette fin, ce dernier épisode sans ponctuation, comme les pensées s'enchaînent, ce fameux monologue intérieur ou « courant de conscience » dont il est plus ou moins l'initiateur.
Si le roman s'écarte volontairement de l'Odyssée d'
Homère, il en garde néanmoins la structure qu'il cadre avec les heures de la journée. On commence par les épisodes dits de la « Télémaquie» à Martello Tower avec
Dedalus au centre (Télémaque) ;
Dedalus, spécialiste de
Shakespeare et professeur, pour finir au « Nostos » avec
Molly Bloom en Pénélope qui fait le bilan de ses amants et dévide le cours de ses pensées coupables ou non. Entre les deux, on assistera aux pérégrinations de Bloom entre un enterrement, une scène de voyeurisme et de masturbation, un passage au journal où il travaille (Eole), des scènes au pub ou au bordel (Circé) avec des rencontres de personnages loufoques ou ordinaires, délirants ou quotidiens. Tout au long de ce trajet, Bloom est en quête de son identité (Virag-Bloom) et passe par de nombreux déguisements et transformations.
Obsédé de sexe et de vie, Bloom semble subir, avec la scène au bordel, tout un rêve éveillé sous opium où les personnages se déguisent, les sexes s'inversent et les voix se mêlent les unes aux autres ce qui fait de
Ulysse le pendant littéraire des arts de son époque. de nombreuses références sont faites à la musique :
Molly Bloom est cantatrice et son mari organise une tournée, de même que Stephen
Dedalus représente le Joyce, ténor frustré. La rencontre finale de Bloom et de Dedalus révèle si besoin était à la fois le candaulisme et homosexualité latents de Bloom. Ce qui apparaît dans l'épisode de Circé sous forme de pièce de théâtre (on pense à Ubu), c'est cette musicalité aux notes qui frottent et qui grincent, une apparente dissonance aux voix superposées. de même dans l'épisode des Sirènes, le texte commence par des bouts de phrases voire des onomatopées et sont reprises et développées par la suite comme une fugue.
On retiendra aussi l'allusion que Joyce lui-même fait dans une lettre à propos de l'épisode du Cyclope dans le pub:
« Plutôt cubiste que futuriste. Chaque évènement est un objet à multiples faces. D'abord vous en donnez un point de vue, puis vous le dessinez d'un autre angle à une autre échelle, et les deux aspects sont juxtaposés dans le même tableau. »
Voilà une explication qui aide beaucoup à lecture d'
Ulysse.
Joyce sème plus d'éléments de l'Odyssée, qu'il ne s'y réfère réellement. Les nombreux amants (Prétendants) (réels ou fictifs ?) de Molly ne seront pas massacrés par exemple. Dans « les Boeufs du soleil », on a affaire à un style moyenâgeux, puis à tout un panel de l'histoire littéraire anglaise, style ampoulé des anciens diaristes comme
Samuel Pepys tant les styles se mêlent en fondus enchaînés, tandis que Bloom s'interroge sur la naissance et la paternité et à travers tout ça, sur la naissance du langage même, d'où ses occurrences stylistiques à travers les âges. L'idée du sacré (conception) demeure : les boeufs du soleil sont dans l'Odyssée ce troupeau qu'il ne faut pas toucher sous peine de malédiction divine. Joyce s'en sert de façon moderne pour mettre ce sacré à distance ou du moins à s'interroger dessus.
Certes, l'on retrouve dès le début des sarcasmes sur la religion. On sait combien la religion catholique est prégnante en Irlande et que Joyce a fréquenté les Jésuites. Buck Mulligan, colocataire de Dedalus parodie à merveille l'eucharistie dès la première scène du roman.
Enfin, il y a un peu de tout dans
Ulysse si bien que chacun peut s'y retrouver. C'est la face obscure de l'Odyssée. Sons, odeurs, sentiments, amour, haine, silence, Joyce développe tout, et non seulement ce que pensent- ou pourraient penser- les personnages mais aussi, il les fait interpréter ce que pourrait penser l'autre et ça donne une idée de l'infini.
Mais surtout Joyce y parle de l'Homme et de la Femme dans leur noblesse ou leur trivialité et adapte son langage à chaque passage.
Et puis c'est tellement d'autres choses encore qui « occuperont les lecteurs pendant des siècles » comme disait l'auteur.
« Bloom, c'est un touche-à-tout, qui sait bien des choses, dit-il sérieusement. C'est pas le premier imbécile venu… vous savez…Il a quelque chose de l'artiste, ce brave Bloom. »