On peut chercher des précurseurs à Joyce, Rousseau pour « le plus pénible dans le labyrinthe obscur et fangeux de [ses] confessions »,
Rimbaud pour l'impudeur et l'invention verbale,
Lewis Carroll,
Alfred Jarry ou d'autres, mais sa descendance est beaucoup plus vaste : les surréalistes, Céline, le nouveau roman, Perec, et aussi bien Gottlieb.
Lire
Ulysse est difficile, impatientant. Au premier abord on y trouve le projet de transcrire sans pudeur tout ce qui se produit dans le corps et les sens, un projet vil, lacunaire, rebattu par des contemporains encensés. Mais Joyce va bien au-delà. Il tresse et replie les fils de la pensée, sécrète et malaxe les idées, les dissout et les détourne, les pulvérise dans un livre sans parti pris ni respect, sans action suivie, mais non sans désir ni sagesse. « Toutes ces misérables querelles, à son humble avis, réveillant de mauvais instincts — la bosse de l'agressivité ou quelque autre glande, à tort supposée se rapporter à de minuscules points d'honneur et à un drapeau — étaient très largement une question d'argent question qui est le nerf de la guerre, cupidité et jalousie, les gens qui ne savent pas s'arrêter » (p 799). Il nous promène sous les regards d'autrui, hommes, femmes, affiches et statues, on se salue dans la rue et les bouges de Dublin, on grouille, on se rencontre, on se parle sans s'entendre. Joyce expose dans la dérision la religion et l'histoire, les superstitions et le nationalisme, l'opinion publique et les idées reçues, les femmes, le sexe et la reine Victoria, et nous montre partout l'obsession des apparences, des rumeurs, de l'argent.
On connaît l'argument : Joyce condense en un jour (et en 1000 pages tout de même…) une Odyssée de dix ans avant de la désamorcer platement au retour de Bloom/
Ulysse à la maison/à Ithaque : « Il n'avait pas pris de risque, il n'attendait rien, il n'avait pas été déçu, il était satisfait » (p 839). Alors pourquoi lire
Ulysse ? Parce que Joyce est un caméléon qui nous manipule dans le style épique, comique, langoureux, troubadour, officiel ou guide Michelin. Parce que son livre est une bombe à fragmentation qui fait réfléchir à deux fois avant d'écrire. Parce qu'il se moque de nous, de l'élongation du langage et des tics verbaux (« En fait, la balle était dans son camp et c'était la raison précise pour laquelle l'autre, possédant un flair remarquablement développé pour sentir anguille sous roche, lui collait aux basques », p 824). Pour la précision obsessionnelle, simoniaque, de son observation des choses : « Sous une rangée de cinq sonnettes à ressort serpentin une corde curviligne, tendue entre deux crampons par le travers du renfoncement mitoyen de l'un des jambages de la cheminée, à laquelle étaient suspendus quatre mouchoirs carrés assezpetits pliés non attachés consécutivement en rectangles adjacents et une paire de bas de femme gris avec bords en dentelle de Lille et pieds dans la position habituelle fixés par trois fichoirs en bois verticaux deux sur leurs bords extérieurs et un troisième à leur point de jonction » (p 831). Par ses raccourcis glaçants sur la misère et le deuil : « Un petit vanupieds était en faction près du soupirail, humant les bonnes odeurs. Émousse ainsi l'aiguillon de la faim. Plaisir ou douleur ? Repas à un penny. Couteau et fourchette fixés à la table par une chaîne » (p 199). « le dernier soir que papa a pris une cuite il était planté sur le palier braillant qu'on lui apporte ses souliers pour aller sortir chez Tunney pour se cuiter plus et il avait l'air comme une souche et courtaud en chemise. Jamais plus le revoir. La mort, c'est ça. Papa est mort. Mon père est mort. Il m'a dit d'être un bon fils pour maman. J'ai pas pu entendre les autres choses qu'il a dites mais j'ai vu sa langue et ses dents essayant de le dire mieux. Pauvre papa. C'était M. Dignam, mon père. J'espère qu'il est au purgatoire maintenant parce qu'il est allé à confesse avec le père Conroy samedi soir » (p 315). Par sa connaissance de nos idées sans suite, de nos pensées saucissonnées, de nos doutes : « J'étais plus heureux dans ce temps-là. Mais était-ce bien moi ? Ou bien est-ce maintenant que je suis moi ? J'avais 28 ans. Elle 23 quand nous avons quitté Lombard Street ouest depuis il y a eu quelque chose de changé. Plus pris de plaisir du tout à faire ça après Rudy. On ne fait pas revenir le passé. Comme de tenir de l'eau dans sa main. Tu voudrais revenir en ce temps-là ? Tout recommencer. Vraiment ? » (p 212). Par son humour de salle de garde dans les Cyclopes, blasphématoire dans Calypso (« Qui vous a mis dans cette fichue position ? C'est le pigeon, Joseph » p 57-8), fellinien dans Circé où Bloom change de sexe et
Shakespeare apparaît en figurant (le chapitre le plus difficile à lire malgré la performance du traducteur).
Mon édition est celle de Gallimard 2004, une nouvelle transcription par une dizaine de traducteurs. Son parti pris est la nudité monolithique. le nom des chapitres (Télémaque, Nestor, Protée, Calypso, etc.), traditionnel depuis la lettre de Joyce à Linati, n'apparaît qu'à la page 981. Mes souvenirs de la première traduction sont lointains. Je n'en étais pas venu à bout. le confinement et la présente version m'ont conduit à terme.
Ulysse est une mine difficile à piocher, un champ de mines, une mine d'or.